mardi 31 mars 2009

III) Théories alliées à la Systémique (K. Popper et les « sciences » sociales)


 III-2-15) Karl Popper et les « sciences » sociales, dont l'économie

Karl Popper a déjà été étudié au (III-2-8), mais après avoir vu F. Hayek il est nécessaire de revenir à Karl Popper cette fois-ci en tant qu'épistémologue des sciences sociales et économiste, notamment avec ses ouvrages « La Société Ouverte et ses Ennemis » T1 et 2, et « Misère de l’Historicisme ». Ce retour doit se faire en établissement le lien avec ses travaux d’épistémologues et avec ceux de F. Hayek, car comme on va le voir ceux-ci forment un tout logique. 
         a) Adoption, reconnaissance, de l’existence d’un 3° type de Systèmes de F. Hayek : les Systèmes artificiels mais inintentionnels, voir (III-2-14-c). Ce sont typiquement l’ensemble des « science » sociales, dont l’économie, les sociétés humaines en général, créés par des êtres humains, elles sont donc bien artificielles, mais n’ont pas été crées avec un but, une intention, une finalité comme peut l’être une voiture ou un avion. Ces Systèmes sont parmi les plus complexes possibles car – contrairement aux Systèmes naturels inintentionnels – ils sont constitués d’êtres humains en interactions et non par exemple d’atomes. Leurs comportements ne sont donc pas stables et peuvent ne pas être rationnels, on retrouve une fois de plus la Rationalité limitée de H. Simon et la Théorie des Jeux de J. Von Neumann et O. Morgenstern... voir (II-5-5-e).

         b) Par une réflexion sur l’essentialisme versus nominalisme, voir (V-2) et (V-4), K. Popper choisit le nominalisme qui est plus prudent car celui-ci ne prétends pas atteindre l’essence des choses, des Systèmes, des Êtres, et donc la Vérité avec un grand « V » comme le veut l’essentialisme et le soutiennent Platon, Hegel, Descartes ou Marx. Le nominalisme se contente de mettre une étiquette pour faciliter l’expression de la pensée sans prétendre à plus, ainsi au lieu de dire « être vivant pondant des œufs capable de voler » on utilisera l’étiquette « oiseau » sans préjuger de découvertes futures. Il appelle « essentialisme » tout ce qui touche à un universel détaché du monde matériel, ce que Platon nomme les Idées ou ce que les Marxiste nomment « qualité », tel que « Blancheur » ou « État » ou « Humanité » ou encore « Peuple » etc., on retrouve donc le « qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification », hypostases, émergences métaphysiques, dénoncées par Simone Weil déjà citée dans cet essai. Pour K. Popper le but de l’essentialisme est de définir les essences, de trouver une définition de « Blancheur » par exemple. Quête vaine et sans fin car si A est défini par B qui est défini par C qui est défini par... A, on arrive à une boucle tautologique récursive, régression à l’infini qui n'explique rien comme démontré par K. Gödel, voir (III-1-2). En passant, K. Popper fait une erreur en croyant que l’essentialisme est également soutenu par Aristote, alors que celui-ci s’oppose au monde des Idées platonicien pour soutenir plutôt le substantialisme, opposé à l’essentialisme (voir V-4) car reposant sur l’union de la Forme et de la Matière inséparables. 

        c) L’essentialisme aboutit à la création de « grands tous » qui n’existent pas en réalité ouvrant la voie aux théorie complotistes nécessaires à l’historicisme. Un autre intérêt de l’essentialisme pour l’historicisme est de permettre de soutenir les thèses de complotistes : «  … les sciences sociales étudient le comportement de tous sociaux, tels que groupes, nations, classes, sociétés, civilisations, etc. Ces tous sociaux sont conçus comme les objets empiriques que les sciences sociales étudient de la même façon que la biologie étudie les animaux ou les plantes. Cette vue doit être rejetée comme naïve. Il néglige complètement le fait que ces soit-disant tous sociaux sont très grandement des postulats de théories sociales populaires plutôt que des objets empiriques. (…) En conséquence, la croyance dans l’existence empirique de tous sociaux ou de collectifs, qui peut être décrit comme un collectivisme naïf doit être remplacé par la demande que les phénomènes sociaux, collectifs inclus, soient analysés en termes individuels, comme leurs actions et relations. 
Mais cette demande peut aisément donner naissance à une autre vue erronée, (…) Elle peut être décrite comme la théorie de la conspiration de la société. Dans cette vue, quoi qu’il arrive dans la société - incluant les choses que les gens n’aiment pas en général, telles que les guerres, chômage, pauvreté, pénuries – sont le résultat directement conçus par quelques individus ou groupes puissants. » [POPPER K., « Conjecture and Refutation », Ed. Routeledge, 1963, p459]. On ne peut manquer de remarquer ici combien K. Popper, F. Hayek et Simone Weil partagent la même analyse des « grands tous » alias «  qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification »… Danger dans lequel d’ailleurs la Systémique peut rapidement sombrer par manque de phronésis/prudence… On y reviendra.          
 
      d) Partant de cette opposition fondée à l’essentialisme, il décrit comment celui-ci amène nécessairement à l’historicisme. En effet, une historien essentialiste voudra trouver une essence à l’Histoire, comme il cherchera une essence pour tout autre choses. Cette essence de l’Histoire, ce sera donc des « Lois inexorables du Destin » censées expliquer le devenir des peuples ou des pays. C’est l’historicisme de Platon, Hegel et Marx dénoncés par K. Popper, auxquels on devrait ajouter A. Comte d’ailleurs. L’essence de l’Histoire est alors d’arriver à une finalité certaine, prédite et prévue : à la fin des temps verra l’avènement du paradis terrestre, qu’il soit chrétien ou musulman, ou bien la victoire inéluctable du Prolétariat (avec un grand « P » bien sûr), ou encore la domination de la Race Aryenne ou autres (avec encore une fois des majuscules). Autant de démarches historicistes croyant à un millénarisme certain et somme toute très rassurants pour ceux que la société ouverte angoisse. 

       e) On arrive ainsi fort logiquement au débat « Société Ouverte » versus « Société Close » alias « Société Tribale » de K. Popper. L’essentialisme mène à l’historicisme qui mène à la société close, tribale ayant un chef, un Guide / Führer, un Grand Timonier, un Petit Père des Peuple prenant en charge les décisions en fonction du Destin de l’Histoire connu de lui seul. L’avantage de ce système, est d’éviter aux individus d’avoir à penser par eux-même et d’angoisser sur l’avenir puisque celui-ci est déjà connu du Guide et qu’il est radieux. On est en plein dans le système platonicien / rousseauiste déjà cité dans cet essai où la seule question intéressante est la qualité du dirigeant, Être génial et parfait car proche du monde des Idées. 

        f) A ce point de sa réflexion, K. Popper arrive à la conclusion que les sciences et la forme de la société sont intimement liées. En effet, les (vraies) théories scientifiques ont besoin d’apparaître librement (même si elles paraissent fantaisistes comme la théorie des Quantas à ses débuts) puis d’être testées, mises en concurrence, sans interdits ni contraintes. Or pour cela, l’environnement de ces théories, leur écosystème, n’est pas autre chose que la société dans laquelle vivent les scientifiques. Seule la société ouverte peut garantir cet écosystème favorable aux théories scientifiques, car c’est la seule à être non-historiciste et – par définition – ouverte aux projets, aux théories diverses et variées même si elles viennent de l’étranger. Dans une société close prédisant un paradis sur terre, un Pape avec la Terre plate centre de l’Univers contre G. Bruno, un Petit Père des Peuple, comme Staline avec Lyssenko contre Darwin, ou un Guide / Führer comme Hitler avec ses thèses raciales décrétées comme vraies et donc non-scientifiques disent/dictent la seule et unique Vérité incontestable. Tout scientifique s’aventurant à émettre une théorie réfutable et donc scientifique allant un tant soit peu à contrario de la thèse officielle du Parti, ira en camp de concentration ou de la mort. Ce ne sont plus les théories qui sont éliminées pacifiquement après un test, une expérience montrant qu’elle est réfutée, c’est le scientifique qui est éliminé physiquement. Cela explique les problèmes connus par Galilée, ou Darwin et la stagnation scientifique de l’URSS par exemple. 

        g) Un point important souligné par K. Popper, c’est l’irrationalisme des historicistes : étant en dehors de toute démarche scientifique, de conjecture et réfutation, comme le dit K. Popper, ces « croyants » en un Destin de l’Histoire se placent dans l’irrationnel, ne laissant plus aucune place à la discussion, aux arguments, aux réflexions rationnelles, en bref à la dialogique de la Systémique. Il ne reste alors plus que la violence pour installer de force de tels régimes. De la société ouverte et libérale, démocratique au sens où le citoyen peut obtenir le remplacement des dirigeants d’une manière pacifique, on passe au régime autoritaire socialiste national de droite ou de gauche... Arrivé là, on comprend la cohérence de la philosophie de K. Popper, qui par un chemin de réflexion différent, plus épistémologique et moins économique, arrive à des conclusions similaires à celle de F. Hayek, par exemple avec « La Route de la Servitude ». 

         h) La question des « sciences » sociales, c’est le point de divergence entre K. Popper et F. Hayek, c’est pourquoi il est utile de revenir à K. Popper après avoir vu F. Hayek. Ce point étant à la croisée de l’épistémologie des sciences naturelles et sociales, il est naturel de l’étudier ici. La question est de savoir si les « sciences » sociales - dont la plus mûre d’entre elles, l’économie - sont scientifiques ou non, en bref : quel est le statut épistémologique des « sciences » sociales ? On l’a vu pour F. Hayek, elles ne sont pas à proprement parler scientifiques, même l’économie, car non testables via une expérience sur le monde réel comme on peut le réaliser avec les sciences de la nature. Mais pour lui, cela ne constitue pas une condamnation de ce domaine – comme on est en droit de condamner l’astrologie par exemple -, car on peut étudier les « sciences » sociales ou l’économie d’une manière, dans un esprit scientifique avec méthode, rigueur, logique, et en s’attachant aux faits. Mais on ne pourra pas vraiment tester les théories de ce domaine afin de les réfuter le cas échéant… A cet égard, un épistémologue de la sociologie aura même des mots très durs sur cette branche des « sciences » sociales : pour lui la sociologie « s'immerge dans la description fouillée du contexte ou qu'[elle] essaie de contourner la difficulté en construisant des typologies qui, peu ou prou, sont condamnés à rendre équivalents des contextes non équivalents, [elle] est toujours en train d'énoncer des généralités qui ont cette particularité de n'atteindre jamais à la généralité nomologique de la loi universelle, accessible aux seules sciences expérimentales ». [PASSERON, Jean-Claude, « Le raisonnement sociologique », Paris, Nathan, 1991, p. 60]. Nota : « nomologique » signifie « établir des règles, des lois » 
                  • Rappel : pour K. Popper et la Systémique, est scientifique toute théorie à la laquelle on peut appliquer la méthode de conjectures -> élaboration d’une théorie, modèle simplifié et partiel du monde réel -> déductions d’un certain nombre de prédictions découlant de cette théorie/modèle (la cas échéant via des simulations) -> puis test/expérimentation de ces déductions pour éventuellement réfuter la théorie -> nouvelles conjectures etc... Voir le schéma de la boucle rétroactive Systémique de la démarche scientifique en (III-2-8)
                   • La question de l’unité de base : étrangement les « sciences » sociales s’en sortent mieux sur la question : quelle est l’unité de base à utiliser pour ce domaine scientifique ? Pour les « sciences » sociales, aucune hésitation à avoir : c’est l’être humain, insécable sauf à le tuer, qui doit fournir le référentiel de base. En effet à moins d’être un tenant de la soit-disant existence d’un « être collectif », de l’un de ces « mots vides auxquels on ajoute une majuscule » comme dirait Simone Weil, on se doit de considérer comme système de base l’être humain dans l’ensemble des « sciences » sociales. Ce sont les êtres humains et leurs inter-relations qui constituent les sociétés, et partant de là, sont les sujets d’études des « sciences » sociales. Tout « sur-système » à l’être humain, société, économie, État, entreprise publique ou privée, ne peut être que le résultat de l’interaction des êtres humains qui la compose, et de l’interaction avec les autres « sur-systèmes » en relation avec lui, eux-même composés d’être humains. Par contre, dans les sciences de la nature, il est impossible de trouver une unité de base : en physique, l’atome a été pendant plusieurs millénaires considéré clairement comme l’unité de base. Or depuis on a découvert le noyau atomique et les électrons, puis les protons et neutrons puis les quarks d’ailleurs impossible à isoler individuellement… et à l’inverse, que l’eau était constitué de molécules, assemblage de trois atomes et non un corps élémentaire…. En biologie, on a découvert finalement assez tardivement les cellules vivantes et les microbes qui semblaient être l’unité de base, mais ensuite on a pris conscience qu’il existait les virus, puis les mimivirus que l’on ne sait pas trop classer, puis l'ADN et l'ARN, puis des systèmes pré-biotiques… Or l’absence d’une unité de base, d’un système de référence - en bref l’absence de point fixe cher aux cartésiens – pose bien évidemment pour le moins une difficulté considérable dans la conception des théories et donc des modelés à tester/ expérimenter sur le monde réel, la question devient : créer un modèle constitué de quoi ? le tester sur quoi ? Sur quelle unités de base ? On retrouve la science, maison sur pilotis de Kant et K. Popper...
                  • La question de la méthode scientifique : est-il possible d’appliquer la même méthode, aux « sciences » sociales qu’aux sciences de la nature ? Pour K. Popper, la réponse est oui. Cependant, il reste flou sur l’aspect pourtant central de son épistémologie : les tests/expérimentations. Il semble admettre – notamment pour l’économie - que des modèles, puisse être de bons candidats à des plateformes de tests/expérimentations pour réfuter ou non ces théories via des simulations. Ce que rejette F. Hayek. Or, comme vu en (II-3-6,) une théorie n’est pas autre chose qu’un modèle, un modèle simplifié s’appliquant à un morceau de réalité arbitrairement découpé avec tous les dangers que cela comporte comme vu par exemple en (II-5-5). Donc prétendre tester une théorie, modèle de la réalité, en le faisant « tourner » afin de le réfuter le cas échéant, c’est tester un modèle par rapport à lui-même, rien de plus. Certes il est intéressant de tester la cohérence interne d'un modèle en le faisant « tourner », mais croire avoir ainsi testé réellement ce modèle, c’est mener une démarche tautologique qui n’est pas sans rappeler l’introspection de Descartes ou le matérialisme dialectique rebouclant à l’infini sur des thèses/anti-thèses/synthèses sans référence au monde réel. Pour tester une théorie /modèle le seul référentiel possible c’est le monde réel encore une fois « la carte n’est pas le territoire » comme le rappelle A. Korzybski ! Il faut autant que faire se peut respecter les méthodes (conjecture/réfutation), approches, état d’esprit, et rigueur scientifique des sciences naturelles dans les « sciences » sociales. Il est même recommandé de faire des simulations, de faire « tourner » ses modèles, on peut d'ailleurs tenter de réaliser des expérimentations avec des êtres humains réels, par exemple tester des comportements à l’achat dans un magasin. Mais les tests sur modèles ne répondent pas au critère de scientificité, seuls ceux effectués sur le monde réel peuvent prétendre l’être à la condition d’être répétables dans des conditions identiques. 


 Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme 

lundi 30 mars 2009

III) Théories alliées à la Systémique (Hayek)

III-2-14) Friedrich Hayek 

Le Cercle de Vienne, déjà été cité dans cet essai, a été fréquenté par K. Popper mais également par F. Hayek et L. Von Bertalanffy jeunes pour en divorcer ensuite. Les trois autrichiens se connaissent bien et se sont rencontrés à plusieurs reprises notamment à Londres après avoir quitté Vienne. Selon Paul Lewis dans son papier -qui constitue une bonne introduction aux travaux de L. Von Bertalanffy- [LEWIS Paul, 2015], celui-ci a par exemple relu et commenté « L’ordre sensoriel : Une enquête sur les fondements de la psychologie théorique » de F. Hayek [HAYEK F. 1952] avant sa parution. F. Hayek a fait de même pour K. Popper pendant la guerre.

      a) Approche systémique, complexité….
Dans ce document « l'esprit humain est un vaste réseau de neurones interconnectés (...) ce que nous appelons « esprit ».» [LEWIS Paul, 2015, p 10], on a un exemple typique d'approche systémique en droite ligne des travaux du biologiste L. Von Bertalanffy. On retrouve ici le même refus que L. Von Bertalanffy d'avoir à choisir entre les deux approches mécaniste ou vitaliste pour choisir celle de systèmes complexes dynamiques présentant un caractère d'émergence. Autre exemple très marquant : « The Theory of Complex Phenomena » de F. Hayek où il fait référence directe à L. Von Bertalanffy dans une note et où l'ensemble de ce papier reprend les concepts de Systémique : complexité, émergence, équilibre dynamique, ordre spontané, niveaux d'organisation, et bien sûr la prudence et la démarche anti-réductionniste et anti-scientiste qui en découlent comme souvent mentionné dans cet essai avec Aristote et sa phronesis ou J.B. Vico. Dans ce débat il est à noter que F. Hayek dans «  L’ordre sensoriel... » paragraphe 8.41 va très loin avec une réflexion particulièrement remarquable : « … une habitude que les hommes ont acquise (…), d'assumer que chaque fois où nous observons un processus particulier et distinct, celui-ci doit être dû à la présence d'une substance particulière et distincte correspondante. ». Simone Weil dès 1937, dix ans avant, parlait ainsi « qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification, pour peu que les circonstances y poussent, les hommes verseront des flots de sang, amoncelleront ruines sur ruines en répétant ces mots. ». Cette mauvaise habitude, comme le souligne F. Hayek montrant que le dualisme n'est qu'une forme de matérialisme où l'existence supposée d'une matière « supérieure » est inévitable. Cela explique pourquoi les vitalistes/idéalistes de la fin du XIX° siècle appréciaient autant le spiritisme... qui soutient qu'à la mort l'âme s'échappe de la bouche du mourant sous la forme d'une vapeur éthérée... l'âme devenant donc subitement matérielle... Ou encore comme mentionné en [IV-2], l'âme est la glande pinéale bien matérielle pour Descartes. Plus tard dans « Droit, Législation et Liberté » [HAYEK F. 1979, p 158-59], F. Hayek écrit « ...la prise en compte d'un ordre inexplicable par analogie avec un autre également inexpliqué, a été maintenant remplacée par la théorie des systèmes, développée originellement par encore un autre ami Viennois, Ludwing Von Bertalanffy, et ses nombreux successeurs. Cela a mis en exergue les concepts communs de ces divers ordres complexes qui sont aussi discutés par les théories de l'information et de la communication et de la sémiotique. ».

     b) Auto-organisation
Par ailleurs F. Hayek dans « The result of human action but not of human design » [HAYEK F. 1967, p 298] cité par Paul Lewis [LEWIS Paul 2015, p 23] aborde le parallèle avec la théorie de l'évolution vis à vis des institutions sociales, en particulier sur la question de l'apparition d'un ordre spontané (i.e. Auto-organisation). Cet ordre spontané peut apparaître y compris là où l'homme agit mais sans avoir l'intention d'organiser délibérément quelque chose (le design). C'est le cas d'une économie, au sien de laquelle les individus vont agir, travailler, créer, acheter ou vendre, sans que cette économie (dans son organisation ou ses comportements) soit le résultat d'une intention globale délibérée. F. Hayek cite alors L. Von Bertalanffy : « Ce qui est appelé structures sont aussi des processus lent de durée longue, les fonctions sont des processus rapides de durée courtes. Si nous disons qu'une fonction telle que la contraction d'un muscle est réalisée par une structure, cela signifie qu'un processus de vagues rapides et courtes est surimposé sur une vague longue en déplacement lent ». [VON BERTALANFFY L., 1952 dans « Problem of Life », p 134]. Cette citation lui permet de faire le rapprochement avec les organismes vivants (processus rapides) au sein d'une espèce et d'un environnement (processus lent) et également avec des acteurs économiques, tels que les individus, entreprises, etc... (processus rapide) dans l'économie de marché libre garantie par la Constitution d'un État de droit (processus lent). Ces processus vont donner lieu à une sélection -en l'occurrence naturelle- entre les acteurs économiques. Cette analyse rejoint la question de la Finalité versus Équifinalité abordé en (II-5-2) et en (V-13). C'est une question centrale posée à nouveau par la Systémique après avoir été niée pendant plusieurs siècles par le positivisme cartésien.

    c) Trois type de systèmes
F. Hayek apporte un éclairage précieux sur l'existence de trois types de systèmes :
  •  Systèmes entièrement naturels : êtres vivants par exemple, où on parle d'auto-équilibre dynamique ponctué, d'ergodicité ou d'équifinalité, terme préféré à celui de finalité (tel qu'employé par Aristote) trop connoté par des questions de religions. F. Hayek qualifie ces systèmes "naturels inintentionnels".
  •  Systèmes entièrement artificiels : voitures, avions, machines de toutes sortes, où on parle sans aucun risque d'incompréhension de finalité, puisque celle-ci a clairement été donnée par l'ingénieur. C'est  l'ingenium avec Vinci et Vico. F. Hayek qualifie ces systèmes "artificiels intentionnels".
  •  Systèmes artificiels mais inintentionnels tels que clairement explicités par F. Hayek : par exemple l'économie d'un pays, où il faut revenir aux termes systémiques d'auto-équilibre dynamique ponctué, d’auto-organisation et d'équifinalité, comme pour les systèmes naturels, bien qu'ils soient artificiels. Ce dernier type de système est un concept clé de F. Hayek.
On retrouve le concept clé proprement systémique d'éco-auto-ré-organisation tel que réinventé par E. Morin.... Ainsi F. Hayek continue en soulignant « les idées jumelles d'évolution et d'ordre spontané » [HAYEK F. 1967, p 299].

    d) La Rationalité limitée
F. Hayek a également repris le concept systémique de la Rationalité limitée d'H. Simon (Voir II-5-5-e) sous le terme de « l'ignorance », ainsi il écrit : « nous présumons bien plus de choses que nous ne pouvons en connaître au sens cartésien du terme » dans « Droit Législation et Liberté » [HAYEK F. 1980, p 14]. Il a largement développé cette thèse dans « La Présomption Fatale », [HAYEK F. 1988] entièrement axé sur ce sujet. A cet égard, F. Hayek cite souvent K.Popper pour reprendre son concept de scientificité par le fait qu'une théorie doit être réfutable pour être scientifique. C'est l'un de ses arguments principaux contre les « sciences » économiques car celles-ci ne sont pas réfutables, ne pouvant pas faire l'objet d'un test, ou d'une expérience : il est impossible de recréer l'économie mondiale de 1928 pour tester des scenarii sur la crise de 1929. Tout comme pour L. Von Mises, et K. Popper, l'étude de l'économie ne peut que porter sur le passé, pour tenter de comprendre ce qui s'est produit, tout comme le ferait un historien. Cela est faisable via une attitude scientifique, c'est-à-dire un état d'esprit, méthodique, sérieux, et ordonné, il est possible de faire même des simulations, autant d’éléments qui tendent à rapprocher tout cela d'une méthodologie dite « scientifique », comme le font la plupart des historiens modernes, mais sans jamais -par définition- pouvoir prétendre au statut de science. A ce propos, certains économistes croient, en testant dans leurs simulations sur ordinateurs divers scénarii, tester par là même l'économie du monde réel et donc soumettre à tests et éventuelles réfutations leurs théories économiques. Bien que cette approche ne soit pas sans intérêt comme déjà mentionné, car elle permet de soumettre à une toute première étape, c’est-à-dire un test de cohérence interne, la théorie/modèle. Il ne faut pas pour autant à partir de là croire que l’on a réalisé une expérimentation scientifique, c’est-à-dire un test dans/sur le monde réel, seule référence acceptable, ce serait confondre la réalité avec les simulations, éternel danger de la Systémique, comme le dit A. Korzybski :  « la carte n'est pas le territoire » !

     e) L'explication de principe : pour ne pas ignorer son ignorance
Sur ce point extrêmement important, F. Hayek apporte une idée clé, celle d' « explication de principe » en matière d'économie. Les sciences économiques ne peuvent que fournir des explications de principes aux phénomènes rencontrés dans le passé, après coup : la masse monétaire a cru trop rapidement..., les intérêts de la dette de l'état allemand ne pouvant plus être payée…., les ménages emprunteurs n'étant plus solvables…, etc. mais ne peuvent pas prédire un phénomène particulier précis du fait même qu'il ne s'agit pas d'une sciences, car non reproductible, non expérimentale et non testable et donc non réfutable au sens de K. Popper. Ainsi la chimie ou encore la physique ou les mathématiques peuvent -dans une certaine mesure !- prédire un résultat particulier (le produit d'une certaine réaction chimique), parce qu'elles sont des sciences véritables. Ainsi à ce sujet F. Hayek évoque dans son papier « La Théorie des Phénomènes Complexes » [HAYEK F., 1961] le fait que nous ignorons notre ignorance, démarche typiquement scientiste. Citation : « Comme l'a fait remarquer Popper et quelques autres, « plus notre savoir sur le monde sera étendu, et plus il sera profond, plus nous serons conscients de ce que nous ne savons pas, plus précise et nette sera la connaissance de notre ignorance » [K. Popper, “On the Sources of Knowledge and Ignorance”, in Proceedings of the British Academy, 46, 1960, p. 69. (Repris comme introduction, dans "Conjectures and Refutations", K.Popper, Londres, 1963, tr. fr. Payot, 1985. (N. d. T.)]. Or il est vrai que dans bien des domaines nous en avons appris assez pour savoir que nous ne pouvons pas savoir tout ce que nous aurions à savoir pour expliquer complètement les phénomènes. Ces limites peuvent ne pas être absolues. Bien que nous puissions ne jamais en savoir autant sur certains phénomènes complexes que sur des phénomènes simples, nous pouvons dépasser partiellement ces limites en favorisant délibérément une technique qui vise des objectifs plus modestes, à savoir l’explication non plus des événements singuliers mais seulement de l’apparition de certains patterns ou ordres. Il importe peu que nous nommions ce type d’explication « explications du principe » ou « prédictions structurales » (pattern predictions), ou encore « théories de haut niveau ». Une fois que l’on a explicitement reconnu que l’intelligence du mécanisme général qui produit les patterns d’un certain type n’est pas seulement un instrument pour faire des prédictions singulières, mais a en elle-même une grande importance, et qu’elle peut fournir d’irremplaçables guides pour l’action - voire parfois indiquer qu’aucune action n’est souhaitable -, on peut alors s’apercevoir du fait que cette connaissance limitée est de la plus grande valeur. ». Ici F. Hayek rejoint G. Bachelard avec sa « connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. » [BACHELARD, Gaston, 1934, p 16 tiré de « La Formation de l’Esprit Scientifique  », J. VRIN 1967], voir (III-2-7).

F. Hayek a développé de son côté un vocabulaire spécifique appliqué à l'économie, bien que les concepts soient les mêmes. A l'inverse il y a bien sûr toute une série de concepts travaillés par F. Hayek qui n'existe pas en Systémique, car en dehors de son propos. A titre d'exemple : démocratie, individualisme et libertés individuelles, égalité, justice commutative versus distributive, justice dite sociale, etc... qui nous emmènent très loin sur d'autres débats.

     f) Le danger de la personnification holiste
Enfin F. Hayek met en garde sur un danger, qui est un danger auquel une systémique dévoyée, caricaturée et surtout mal comprise peut conduire, c'est l'approche holiste, non dans la compréhension du fait qu'il existe des systèmes -dans ce cas elle est correcte car opposée au cartésianisme- mais plutôt dans le fait de plaquer sur un système (naturel ou artificiel in-intentionnel comme l'économie) un pilotage transcendant, « top-down » externe, dans une démarche qu'il qualifie de planiste, positiviste ou scientiste (et donc précisément cartésienne). Ce danger est détaillé tout au long de la « Route de la Servitude » [HAYEK F., 2010] et de « La Présomption Fatale » [HAYEK F. 1988]. Pour lui, il faut raisonner en partant des individus et non d’une quelconque entité supérieure supposée (ou inventée de toutes pièces). Il évoque alors le concept clé d’individualisme méthodologique qui « va donc de la partie (les individus) au tout (la société) et il se présente non comme une réflexion sur le supra-individuel (perspective holiste) mais comme un effort de recomposition de l'ordre social global à partir des relations inter-individuelles. » [FRANCATEL-PROST L. 2003, p 29]. Ce danger porte un nom : réification (prendre pour une chose ce qui ne l'est pas) ou pire encore personnification. Nous avons déjà vu cela avec le concept (erroné) d’émergence métaphysique en (II-5-1), sorte de caricature de celui d'émergence épistémologique que seul retient L. von Bertalanffy. Cette personnification revient à doter un système d'une personnalité, tout comme un être humain, alors qu'il n'en est rien, seuls un ou des individus existent réellement derrière cette personnification pour « tirer les ficelles ». Elle permet également de créer un absolu là il où il n'existe pas, le premier à avoir ainsi dénoncé ce type d'absolu, a été Spinoza, comme vu en (III-2-2) avec Le Bien et Le Mal en soi qui doivent être remplacés par le bon ou le mauvais pour soi. Lorsque l'on se met à parler du « Parti », du « Pays », de la « Nation », du « Peuple de Gauche » ou encore chez les mafieux de la « Famille », et autres cultes de la personnalité « Petit Père des Peuple », « Guide / Führer », « Grand Timonier » les voyants d'alertes doivent s'allumer d'urgence.... C'est alors la porte ouverte à tous les interventionnismes (sur les prix, les règlements, les lois, les médias, vies privées, libertés individuelles, etc...) fruit notamment de la méconnaissance du concept de la « Variété requise » de W. Ashby et de la Rationalité limitée d'H. Simon, loin de toute prudence et modestie aristotélo-vichienne. Toutes ces personnifications couplées avec ces cultes de la personnalité des dirigeants, voire de leur déification vont de pair avec la réduction des citoyens en fourmis ou robots auxquels on dénie toute intelligence. Ils sont alors comme le dit Marx lui-même « simples organes de travail » d’ouvriers moyens. [Marx, « Contribution... », Chap 1, p 19]. Cette mise en garde est clairement exprimée chez L. von Bertalanffy : «  La société humaine n’est pas une communauté de fourmis ou de termites, gouvernés par un instinct héréditaire et contrôlés par les lois d’un tout sur-ordonné ; elle est fondée sur les réalisations de l’individu, et est condamnée si l’individu est transformé en un simple rouage de la machine sociale. C’est, je le crois, le principe ultime qu’une théorie de l’organisation peut donner : non un manuel pour que des dictateurs d’une quelconque conviction puissent plus efficacement soumettre des êtres humains par l’application de Lois d’Airain, mais un avertissement du fait que le Léviathan de l’organisation ne saurait avaler l’individu sans sceller par là-même inévitablement son propre destin funeste. » [BERTALANFFY, L. von, « Théorie Générale des Systèmes » Ed Dunod, 1980, p 82]. C'est ce que F. Hayek nomme aussi l'atavisme, rejoignant ainsi K. Popper qui parle de tribalisme dans « La Société Ouverte et ses Ennemis » [POPPER, Karl, 1979] (voir tableau ci-dessous). On voit en effet resurgir des comportements tribaux où les individus s'en remettent au chef tribal, un sauveur, un Guide (Führer en allemand…) ou autre « Petit Père des peuple » et avec au bout une « Route de la Servitude » totalitaire assurée au service de certains individus. On note en passant que cette idée est exprimée également par L. Von Bertalanffy lui-même : « Une autre objection met en avant le danger que la théorie générale des systèmes puisse aboutir à des analogies dénuées de sens. Le danger existe, certes. Par exemple, c'est une idée répandue de considérer l'état ou la nation comme un organisme d'un niveau super-organisé. Une telle théorie constituerait cependant le fondement d'un état totalitaire dans lequel l'individu apparaîtrait comme une cellule insignifiante dans un organisme, un travailleur sans importance dans une ruche. » [Ibid, p. 34]. Elle est également grandement développée par K. Popper dans « La Société Ouverte et ses Ennemis ». On doit également rappeler la mise en garde de… Trotski comme Raymond Aron [ARON, Raymond, Introduction à la Philosophie Politique, p 175] l’explique : « Trotski a opposé à Lénine que la conception d'un parti de révolutionnaires professionnels, avec l’autorité absolue du comité central, comportait un risque extrême. Il a dit à Lénine : vous allez mettre le parti à la place du prolétariat, ensuite le comité central à la place du parti, et finalement le secrétaire général du comité central à la place du comité central, et vous aboutirez à la dictature d’un homme ».

On retrouve la même préoccupation chez Benjamin Constant : « Lorsqu’on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l'on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. (...) L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau, ils l'ont considéré comme une conquête. Ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes, souvent dans une seule main : il a fait tout autant de mal qu'auparavant ; et les exemples, les objections, les arguments et les faits se sont multipliés contre toutes les institutions politiques. Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu'il n'appartient à aucun individu, à aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la société tout entière possède sur ses membres une souveraineté sans bornes.».[CONSTANT, Benjamin, « Principes de politique », 1872].

Le tableau ci-dessous résume les équivalences entre F. Hayek et Systémique :

Vocable F. Hayek Systémique Commentaire
Atavisme Cartésianisme... Raisonnement pré-moderne tendant à rejeter les phénomènes systémiques
Positivisme Positivisme Même concept
Scientisme Scientisme Même concept
Organisation Organisation Même concept
Environnement (dont économique) Environnement Même concept
Boucle de rétroaction des acteurs économiques Idem, Récursivité Même concept
Formalisation/ modèles. Méfiance sur les modèles économétriques Formalisation/ modèles Même concept, avec la même prudence et modestie à appliquer aux modèles qui ne sont pas la réalité et ne sont que des analogies (la carte n'est pas le territoire)
Complexité Complexité Même concept
Sélection / Concurrence Sélection / Concurrence Même concept
Les prix comme système d'information entre acteurs économiques Flux d'informations entre systèmes Même concept.
Les prix (et taux d'intérêts qui ne sont que les prix de l'argent) sont une information vitale échangée entre acteurs qui en ont besoin pour se diriger au sein de leur environnement économique. Idem Systémique avec les flux d'informations entre systèmes. Réguler les prix, c'est bloquer le système d'informations entre individus (alias sous-systèmes pour la Systémique).
Constitution d'un État Environnement d'un ou de N systèmes Pour F. Hayek, la Constitution doit pouvoir servir d'environnement stable et garanti aux individus (c'est l'état de Droit avec un petit "e" et un grand "d", la "Rule of Law" des anglais).
Catallaxie État d'équilibre Homéostasie/ Domaine de Stabilité/ Ergodicité/ Régulation/ Équifinalité Même concept. Pour F. Hayek c'est la coordination spontanée et in-intentionnelle des efforts des individus libres au sein d'une société libre, ouverte et élargie.

Concept clé chez Hayek, à juste titre...
Structure Structure Même concept, F. Hayek met l'accent sur les processus lents vs rapides
Niveaux Niveaux-Strates/ Niveaux Ordonnés/ Niveaux Hiérarchiques Même concept.
Mais détaillé plus précisément par la Systémique.
Non prévisibilité des interactions des acteurs économiques Variété requise Même concept. Va de pair avec la complexité. Voire (V-7) et (II-4-1 et II-4-2). C'est le reproche principal adressé par F. Hayek aux socialistes / planistes / dirigistes / scientistes.
Ignorance Rationalité Limitée d'H. Simon (Voir II-5-5) Même concept
Ordre spontané ou ordre auto-généré Émergence Même concept. Voir Catallaxie
Intentionnalité/ Finalité Intentionnalité/ Finalité Même concept. Voir Catallaxie
Auto-Organisation « Main invisible » Auto-Organisation Même concept. Voir Catallaxie
Cosmos Ordre/ Organisation endogène Même concept. Auto-organisation. Immanence. Pilotage interne au système.
Taxis Ordre/ Organisation exogène Même concept. Transcendance. Pilotage externe au système. Peut être une entreprise ou une famille ordonnée par un chef (dictateur) qui impose sa volonté. F. Hayek utilise aussi le terme de « constructivisme » (constructivisme social qui n'a rien à voir avec le constructivisme épistémologique !) route ouvertes vers la servitude...

Cela ne signifie pas, comme souligné par P. Lewis que Hayek ait pris notamment ces concepts d'émergence exclusivement de L. Von Bertalanffy, il s'est également inspiré des travaux du biologiste J. Woodger et du psychologue allemand W. Wundt, mais par contre la lecture de L. Von Bertalanffy a permis à F. Hayek « de raffiner et articuler sa compréhension de l'émergence d'une manière plus claire et sophistiquée » [LEWIS Paul 2015, p13 note 12].

SUITE du Blog : K. Popper et les « sciences » sociales

Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme 

dimanche 29 mars 2009

III) Théories alliées à la Systémique (Constructivisme épistémologique)

III-2-13) Le Constructivisme épistémologique

Note : à ne pas confondre avec le Constructivisme Social qui a la « présomption fatale » de reconstruire la société à partir des idées décrétées Vraies de certains individus au pouvoir s'estimant plus intelligents que les autres…
Le Constructivisme épistémologique n’est pas à proprement parlé apparenté à la Systémique, il est plus approprié de dire qu’il en descend, qu’il l’utilise pour en tirer les leçons adéquates en terme d’épistémologie. Systémique et Constructivisme épistémologique sont en fait intimement liés tout comme matière et forme chez Aristote... Le terme est apparu dès 1928 chez L. von Bertalanffy – ce qui montre le lien étroit avec la Systémique - : « La loi [naturelle] n’appartient pas au domaine empirique, mais est une relation logique entre des constructions conceptuelles […] Seule la pensée constructive édifie les lois. ». [Bertalanffy L. von, « Kritische Theorie der Formbildung, Abhandlungen zur theoretischen Biologie, hrsg. v. Julius Schaxel, », Berlin, Gebrüder Borntraeger, 1928, pp. 91 et 94.]. Le concept a été développé au cours des années 90-2000 par J.L. Le Moigne. Il a été en quelque sorte co-développé avec E. Morin à travers ses ouvrages « La Méthode » en plusieurs tomes et autres œuvres et plus spécifiquement l’association MCX-APC (Modélisations Complexes – Association pour la Pensée Complexe). Le Constructivisme épistémologique soutien –comme le dit Bachelard- qu'en matière de philosophie de la connaissance, que « rien n’est donné, tout est construit ». Une théorie scientifique est relative à son époque, son paradigme (T. Kuhn), elle provient d’une construction de l’esprit qui tente d’expliquer une partie du réel. Ici encore il faut citer L. von Bertalanffy : « La perception est universellement humaine, déterminée par l’équipement psycho-physique de l’homme. La conceptualisation est liée à la culture parce qu’elle dépend des systèmes symboliques que nous appliquons, lesquels sont largement déterminés par des facteurs linguistiques, la structure du langage appliqué» [BERTALANFFY, L. von, An essay on the relativity of categories, Philosophy of Science, 1955, p 253]. Cette citation permet de noter au passage la réelle proximité intime du Constructivisme épistémologique avec la Systémique. Avec le Constructivisme on retrouve à nouveau cette idée de la Systémique de découpe arbitraire et à risques du réel, car venant d’un choix, d’un point de vue, du chercheur. Le Constructivisme est en opposition complète avec Descartes bien sûr et avec l’ensemble du Positivisme. Il s’attaque à l’ensemble de la complexité du réel et l’accepte, en refusant le découpage analytique cher à Descartes. Il utilise délibérément un ou des modèles dans le but de « comprendre » la chose étudiée et dans une démarche faisant appel à l'analogie, tout en étant conscient de l’interaction qui existe entre le chercheur et l’objet d’étude. En accord avec K. Popper, pour le Constructivisme épistémologique, il n’y a pas de Vérité absolue (avec « V » majuscule), mais des approches de vérités relatives, momentanées et en évolution. Ainsi, K. Popper écrit : « C’est toujours nous qui formulons les questions à poser à la nature ; c’est nous qui sans relâche essayons de poser ces questions de manière à obtenir un « oui » ou un « non » ferme. Car la nature ne donne de réponse que si on l’en presse. » [POPPER Karl, 1978, p 286]. Mais cette démarche ne relève pas du Relativisme, car ici la nature, le réel,  est bel et  bien reconnu comme existant réellement, la seule chose relative venant de nos capacités de compréhension limitées. A ce titre l’expérimentation scientifique, si chère à A. Comte qui la considère comme un référentiel absolu, est vue ici comme un outil parmi d’autres –tout comme par exemple les modèles- à prendre avec précaution, dont les résultats ne sont pas toujours (très rarement par exemple en sciences sociales) reproductibles. Ses résultats sont sujets à interprétations par le chercheur qui va donc devoir décider s’ils réfutent ou non sa théorie. Celui-ci rentre donc encore plus profondément alors en interaction avec la chose étudiée… La recherche devient projet (projective) : « tout est méthode, et le chemin se construit en marchant » (A. Machado).
Le Constructivisme épistémologique s’exprime sous trois facettes : le relationnel (ou « génétique ») de J. Piaget, le projectif (ou téléologique) de J.-L. Le Moigne et le radical (ou phénoménologique) de E. von Glazersfeld :
  • Le relationnel a donné lieu à de nombreux développements dans le monde de l’éducation. Il montre que l’enfant développe par constructions progressives ses capacités cognitives et qu’il redécouvre certains concepts (présence/absence, nombre, existence d’un objet même lorsqu’il est caché) « universels » par reconstruction spontanée. Le langage apparaît au même âge en s’appuyant sur ces mécanismes.Il est aussi nommé « épistémologie génétique » car il montre que l’enfant, dans sa construction progressive des concepts, ne part pas de rien, mais démarre d’une base qui semble être propre à l’être humain (et peut-être à d’autres espèces du moins en partie : primates, dauphins,…) : une base génétique, appelée les schèmes. Ce Constructivisme épistémologique rejoint par conséquent en apparence Kant et ses connaissances « à priori » mais ce n’est pas en réalité le cas car comme le dit L. von Bertalanffy (en parallèle de J. Piaget) : « chaque organisme découpe pour ainsi dire dans la masse des choses qui l’entourent et conformément aux dits organes un petit nombre de caractéristiques [Merkmale] auxquelles il réagit, qui forment dans leur ensemble son « milieu » [Umwelt] ; rien du reste ne lui étant accessible. Chaque animal est comme entouré d’une bulle de savon par son milieu, lequel porte en lui tout ce qui fait sa vie et est constitué des caractères qui lui sont accessibles […] La relation entre le milieu et l’organisation [psychobiologique] concerne aussi les « formes de l’intuition » que Kant tenait pour des principes immuables, « a priori » : l’espace et le temps. Le biologiste trouve qu’il n’y a pas d’espace ni de temps en soi, mais des espaces et temps qui dépendent de l’organisation. » [BERTALANFFY, L. von, Das Gefüge des Lebens, Leipzig, Teubner,1937, p 154-155]. Dans ce passage L. von Bertalanffy utilise d’ailleurs le mot « découpe (...) dans la masse des choses », mot clé qui revient très souvent dans cet essai...
  • Le projectif soutien que tout sujet est projet, qu’il a un but, un objectif. Il faut par conséquent l’étudier non en fonction de sa seule organisation (synchronique) mais aussi de son projet, de sa fonction en fonction de ses buts téléologiques (diachronique). Il s’agit en somme pour reprendre la Systémique de trouver ses équifinalités. Cette approche rejoint clairement Spinoza lorsqu’il explique à Blyenbergh en (III-2-2) ce que j’appelle ici la Forme spatio-temporelle, et ben sûr rejoint Aristote.
  • Le radical s’intéresse particulièrement à la construction de l’esprit (du chercheur), c’est le « rien n’est donné, tout est construit » de Bachelard. Sans être anti-Kantien par nature, il minimise le fait qu’il puisse exister quoi que ce soit « à priori » au départ, se rapprochant curieusement de la « tabula rasa » de Descartes… en voulant rejeter l’ontologisme. Cette position est quelque peu opposée aux deux autres, qui bien au contraire, soutiennent que si tout est construit, tout se construit à partir de quelque chose, et plus précisément de systèmes préexistants, structures originelles, structure cervicales innées issues de la sélection naturelle, culture, croyance conscientes ou inconscientes du chercheur, capacités intellectuelles différentes,…. Le radical rejette ainsi l'idée du « réel voilé » de B. d'Espagnat, non pas qu'il nie véritablement que le réel existe, mais plutôt qu'il part du principe que tout se passe « comme si » le réel n'existait pas. Tout -d'où le nom de radical- est alors construit dans l'esprit du chercheur, le réel tel qu'il le conçoit, son esprit et aussi l'action de son esprit sur le réel et réciproquement. Par conséquent ce Constructivisme est clairement relativiste et se rapproche -involontairement- d’une forme d’idéalisme. Cependant ce Constructivisme épistémologique ne peut en aucune manière se faire cataloguer comme plato-cartésien pour autant car il est clairement parent des deux précédents et est souvent cités par eux. L’apport de cette position est, par prudence toute vichienne, de s’abstenir de prendre un à priori ontologique sur le réel et de ne considérer l’existence de systèmes que dans les modèles créés par le chercheur sans en conclure que le modèle reflète si fidèlement la réalité : c’est « la carte n’est pas le territoire » de A. Korzybsky. En somme le Constructivisme radical est une théorie du savoir et non de l’être.
L’ensemble des Constructivismes se retrouvent dans le fait que le but est non pas d’étudier le réel donné indépendant de l’observateur comme le veut le positivisme, c’est le dualisme cartésien, mais de construire des modèles dont on tirera -prudemment- des simulations au cours d’un projet, d’une conception, d’un ingénium pro actif. Les résultats de ces simulations devront bien sûr alors être testées sur le réel par des expériences afin de vérifier la conformité de ces résultats (prédictions) avec le monde réel selon la méthode de conjectures et réfutations de K. Popper.

Comme on le voit ce « constructivisme » n'a rien à voir avec le  constructivisme social dénoncé par F. Hayek. Celui de Hayek désigne la volonté -présomption fatale !-, de recréer /reconstruire la société en décrétant qu'une ou quelques idées doivent impérativement s'imposer à tous. Par exemple : une race supérieure aux autres, ou bien que tout les citoyens doivent être absolument égaux, ou encore qu'une "Classe" doit vaincre au bout de l'Histoire (avec un "H"). C'est la route de la servitude, souvent en apparence pavée de soit-disant bon sentiments...

SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (F. Hayek)

Benjamin de Mesnard

dimanche 8 mars 2009

III) Théories alliées à la Systémique (Kuhn, Korzybsky et Gestalt)

III-2-10) Thomas Kuhn et la structure des révolutions scientifiques

C’est -après Karl Popper- Thomas Kuhn qui a contribué à « finaliser » les théories exposées dans le paragraphe précédent en explicitant le concept de paradigme scientifique. Ceci est à rapprocher de l’équivalent logique de l’espèce chez Darwin. T. Kuhn a bien décrit la boucle de rétroaction existant entre l’apparition d’une nouvelle théorie scientifique résistante aux tests, devenant peu à peu le nouveau paradigme implicite accepté par toute la communauté, et modifiant par retour l’environnement scientifique (boucle de rétroaction d’éco-auto-ré-organisation). Ce paradigme nouveau peut à son tour devenir un obstacle au développement et à l’extension d’une nouvelle théorie – même résistante aux tests expérimentaux – et « meilleure » que les théories précédentes. Pour continuer sur l’analogie darwinienne, comme un environnement qui tarderait à changer sous l’influence d’une nouvelle espèce tendant à le modifier. Ainsi, l’atmosphère de la terre à mis des millions d’années à s’enrichir en oxygène sous l’effet des nouvelles espèces vivantes qu’on été les végétaux. De même, les milieux scientifiques ont mis un demi-siècle à intégrer véritablement les théories quantiques (et la relativité générale) car elles heurtaient trop violemment le « bon sens » newtonien des scientifiques du début du XX° siècle.

III-2-11) Alfred Korzybsky et la Sémantique Générale

Korzybsky a écrit deux ouvrages intitulés « Sémantique Générale » en 1933 et « Science and Sanity » et il a produit plusieurs articles entre 1920 et 1950. Il a construit un système présenté comme non-aristotélicien dans le but de créer une rupture dans l’esprit des lecteurs. Aristote étant pour A. Korzybsky le prototype même d’un état d’esprit rigide et ignorant. Son système pourrait plutôt se présenter aujourd’hui comme non-sens commun ou anti-sens commun. Ses attaques contre Aristote ont souvent été mal comprises. Ce que voulait signifier A. Korzybsky, c’est que son approche allait au delà des approches aristotéliciennes, non pas qu’elles soient fausses, mais en les englobant, comme la Relativité Générale va au delà de Newton. C'est pourquoi il parle de non-Aristotélisme et non d'anti-Aristotélisme. Il voulait aussi secouer la rigidité dans laquelle étaient tombés beaucoup de philosophes par le cartésiano-positivisme se réclamant d’Aristote, en ne retenant de lui que les syllogismes.
Pour A. Korzybsky, il faut retenir trois préceptes de base si l’on veut garder un esprit sain face au monde au réel tel qu’il est. Ceux-ci peuvent être donnés par analogie avec la relation entre une carte et le territoire :
1. Une carte n'est pas le territoire.
2. Une carte ne représente pas tout le territoire.
3. Une carte est auto-réflexive en ce sens qu'une carte "idéale" devrait inclure une carte de la carte, etc., indéfiniment.
Appliqué à la vie courante et au langage, cela donne :
1. Un mot n'est pas ce qu'il représente.
2. Un mot ne représente pas tous les "faits", etc.
3. Le langage est auto-réflexif en ce sens que nous pouvons l'utiliser pour parler à propos du langage (concept typiquement Systémique et Constructiviste, repris notamment par E. Morin).
On retrouve bien là un certain nombre de concepts systémiques tels que les niveaux, la réflexivité et l’auto-réflexivité, la nécessité des démarches d’abstraction conscientes, la modélisation (la carte), ou les boucles de rétroactions. Comme la Systémique, elle peut être vue comme une méthode de travail utilisable dans tous les travaux scientifiques (ou non), comme une méta-méthode. Elle s’oppose clairement à Descartes, autre inventeur d’une méta-méthode, car A. Korzybsky insiste souvent et clairement sur le fait que l’on ne peut se contenter de séparer le réel en petites pièces facilement analysables pour tout connaître, mais qu’il faut tenir compte du fait que le tout est supérieur aux parties : « le système nerveux humain comme-un-tout », concept typiquement aristotélicien ! Notamment pour lui, la formulation d'un système général, fondée sur les méthodes physico-mathématiques d'ordre, de relation, etc., permet d’édifier un système qui rendrait possible des évaluations appropriées et, par conséquent, une meilleur prédictibilité du réel.
Enfin A. Korzybsky doit absolument être rapproché de T. Kuhn car il est clair qu’une nouvelle théorie scientifique qui réussit à s’imposer en devenant un paradigme, finira par devenir le monde réel aux yeux des scientifiques, et au-delà. Ainsi le paradigme se met à échapper au premier précepte sanitaire d’A. Korzybsky : « une carte n'est pas le territoire », ou si l’on préfère le paradigme n’est pas la réalité ! A titre d’exemple, le paradigme cartésien fait croire à la plupart des gens -bien au-delà des seuls scientifiques- que le monde réel pourra bel et bien être découpé en petites parties sans problème. Ou bien, le paradigme newtonien fera croire au public qu’une loi locale demeurera vraie à grande échelle sans aucune remise en cause, approche clairement non-systémique par ignorance notamment du concept d’émergence. 
En résumé A. Korsybski va au-delà d'Aristote, et également de Descartes, tout comme la Systémique, et fait la critique justifiée des syllogismes, et surtout de leur usage exagéré et caricatural tel qu'il en a été fait à la fin du Moyen-Age.

III-2-12) Gestaltisme (ou théorie de la forme “Gestalt-théorie”)

Théorie de la psychologie moderne, issue des travaux de Wertheimer (1880), qui conçoit l’étude des systèmes psychiques ou physiques selon une approche structuraliste. Elle considère les phénomènes dans leur totalité, sans tenir compte des éléments isolables et sans signification hors de cet ensemble organisé. Cette théorie a d’abord été appliquée aux processus perceptifs, organisés en formes qui suivent des lois spécifiques :
  • lois d’homogénéité de l’objet, de proximité ou de similitude, dont les variations peuvent renforcer ou amoindrir la portée du stimulus et de ses effets. Constance de la forme qui est résistante à son changement, par un effet de mémoire de la forme réelle sur celle qui est perçue
  • lois de la relation figure-fond, prégnance de la « bonne forme », forme privilégiée, régulière ou symétrique. Cette théorie suppose les mécanismes d’individualisation des objets dans un champ, de leur action réciproque et des interactions entre les deux, des rapports entre la réponse perceptive et la stimulation. Elle s’est étendue à de nombreux domaines psychologiques et à la médecine. Le Gestaltisme est lié au Connexionnisme au sens où l’ayant précédé, il n’a pu utiliser la puissance de l’électronique moderne qui a permis de vérifier où d’infirmer beaucoup de thèses du Gestaltisme. Par exemple celui-ci prédisait un mode d’analyse/perception d’images qui a pu être vérifié (simulé) avec certains réseaux de neurones artificiels beaucoup plus tard. Dans la pratique aujourd’hui, cette théorie se retrouve dans les algorithmes de reconnaissance de formes, de visages (biométrique), de configurations de courbes pathologiques par exemple en cardiologie, etc... 
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Benjamin de Mesnard