vendredi 11 décembre 2015

V-16) Dialectique versus Dialogique


Comme vu en (IV-5), la dialectique idéaliste de Hegel a été récupérée par la dialectique matérialiste notamment sous le mode logique (dite ainsi « matérialisme dialectique » au cœur des thèses communistes). La dialectique intervient elle, après la découverte de la loi ou du théorème « A=B » pour étudier, disséquer, A puis B, démontrer leur opposition, c’est la Thèse/Antithèse de Hegel, pour mieux retrouver leur identité approfondie et éclairée, c’est la Synthèse. La dialectique prétend ainsi avoir fait le tour complet de la question grâce à l’étude de la mise en opposition de A et de B avant de revenir à A=B. A titre d’exemple, pour L. Sève la dialectique opposera en matière de darwinisme l’évolution lente et graduelle (seule en laquelle croyait Darwin) à l’évolution par sauts, pour les joindre ensuite, les fusionner, dans une évolution utilisant les deux modes. Cela est très bien, très intéressant même, mais se trouve être très limitatif, bien simplificateur voir caricatural si on le compare au darwinisme systémique moderne tel qu’évoqué en (III-2-6). La Dialectique peut être ici rapprochée de Descartes qui, de la même manière, prétendait tout expliquer par l’éclatement en petites parties du réel, la dialectique de même soutient que l’on peut tout comprendre par l’éclatement du réel en oppositions de couples binaires.
Nous avons vu en (IV-5) que la Dialectique doit se décomposer en trois modes d’utilisations distincts pour être correctement positionnée. Comme cela a été explicité, le mode logique doit être rejeté car auto justifié et se ramenant à une synthèse thèse-antithèse toujours fausse « [(A) et (non A)] » permettant de conclure ce que l’on veut et son contraire. Le mode méthodologique tout comme le mode d’analyse d’oppositions factuelles pré-identifiées peuvent être utilisées dans un cadre précis, en restant conscient de leurs limites et sans idéologie. Mais, même dans ce deuxième cas, la dialectique par son approche binaire se heurte alors rapidement au mur de l’explosion combinatoire propre aux systèmes complexes. A titre d’exemple, la Dialectique (si elle était valide) s’appliquerait au mieux à un objet volontairement simpliste à deux états factuels A et B, étudié sous une approche unique binaire mono niveau. C’est un « processus par étapes » (dixit Hegel dans « La Raison dans l'Histoire »)  qui se décompose alors en 5 étapes :
  • étude de l’état A, il est décrit, posé,
  • étude de l’état B, idem,
  • Thèse : étude B opposé à A, remarque : comme l’explique L. Sève, les dialecticiens ont souvent tendance à privilégier l’un des deux items, vu comme premier, ici le dialecticien jettera son dévolu sur A. Pourquoi A ? Peut-être parce qu’il a été vu en 1°, ou bien vu plus simple, ou plus accessible ? Choix arbitraire qui a peu de chance d’être pertinent... En passant, on peut noter le côté bien cartésien de cette approche qui tient à privilégier un point de vue sur l'autre...(l'obsession du point fixe),
  • Anti-thèse : étude de A opposé à B.
  • puis synthèse : (A et B), dite « unité des contraires ».
La figure ci-dessous résumé ce cas de démarche dialectique :
 

Imaginons maintenant un 2° cas toujours très simple, vu, découpé, encore sous une approche unique binaire mono niveau, présentant seulement 4 états (d’équilibres dynamiques ponctués en réalité), ou choses/éléments et que l'on admet ici avoir -certitude imprudente!- correctement identifiés, dénommés A, B, C et D : La figure ci-dessous « résume » ce 2° cas :

Toujours une approche unique mono-niveau, mais avec seulement 4 états d’équilibres ponctués au lieu de deux. 
Nous percevons immédiatement le problème qui commence à apparaître sur un cas à 4 états qui reste malgré tout excessivement simple, pour information nous sommes déjà passés de 5 étapes à :
  • l’étude des 4 états d’équilibres, décrits, posés, 
  • l’opposition, dans chacun des deux sens, de chaque binôme d’équilibres, ici c’est le nombre d’arrangements des 4 équilibres deux à deux, noté A42 = 4x3 = 12 étapes visualisées par les 12 flèches sur le schéma.
  • puis la synthèse de chacun des binômes, égal à la combinaison de 4 équilibres deux à deux, noté C42 = (4x3)/2 = 6 synthèses dialectiques, visualisés par les ellipses.
  • enfin la synthèse finale.
Soit 4+A42+ C42+1 = 4+12+6+1 = 23 étapes, ratant au passage la prise en compte des trinômes (certes contraire à Hegel qui ne savait que compter jusqu'à deux...) comme A/B/C puis B/C/D puis A/B/D et enfin A/C/D, ce qui nous amènerait à 27 étapes… sans oublier la toute dernière synthèse avec A/B/C/D soit 28 étapes !
Le nombre d’arrangements et de combinaisons deux à deux, puis 3 à 3 etc... en mathématiques étant exponentiel par rapport au nombre d’éléments -ici les équilibres ponctués du système sur les différentes approches adoptées-, la Dialectique part en échec devant l’explosion combinatoire de la même manière que le positivisme cartésien face à un système un tant soit peu complexe. Le risque est alors identique à celui encouru par les cartésiens : prise en comptes de quelques oppositions choisies pour leur accessibilité, ou parce qu’elles vont dans le sens de la démonstration recherchée, et non leur pertinence, conclusions hâtives, priorité donné au local sur le global ou l'inverse, erreurs de jugements, incompréhensions graves, mauvaises décisions, voire décisions inverses de ce qu’il aurait fallu faire, falsifications en tous genres, etc… On retrouve en passant, mais dit sous une autre forme, la critique du "centralisme démocratique" et du scientisme faite par F. Hayek en (III-2-14) et (V-17).
Enfin, rappelons que cette présentation de la Dialectique est de plus plutôt optimiste dans la mesure où elle part du principe qu’elle est supposée analyser des items ou états authentiquement identifiés et différents propres aux deux seuls modes acceptables vu plus haut. Or le matérialisme dialectique opère plus souvent en prenant comme base de départ un item ou état et un seul du système réel choisi parmi d’autres pourtant souvent nombreux. Face à l’explosion combinatoire, et dans une démarche typiquement cartésienne, le matérialisme dialectique prendra, sortira du lot, un item particulier, choisi, découpé arbitrairement mais sans réflexion préalable, sans précaution, sans avertissement et encore moins prise de conscience du caractère arbitraire de ce choix. On retrouve ici le besoin de point fixe rassurant, référence absolue et point de vue unique par la mise en avant et choix exclusif, d’un seul item, tout le reste se trouvant ignoré, et si besoin liquidé. Enfin, comme vu en (IV-5), la question de la négation, de l'anti-thèse d'un item, chose, objet, concept ou être pose en réalité d'énormes problèmes, alors même que l'anti-thèse est la clé, la brique de base, de la dialectique. En effet si A = « l'eau existe sur terre », qu'est ce que le non-A ou anti-A ? Est-ce « l'eau n'existe pas sur terre » ? « l'anti-eau existe sur terre » ? « l'eau existe sur l'anti-terre » ? etc... Si A = « un corbeau », qu'est-ce « l'anti-corbeau » ? Questions rapidement aussi ennuyeuses que stériles et n'apportant rien finalement à l'avancement des réflexions.
Les retards scientifiques et les échecs économiques en URSS ou encore dans l'ensemble des pays relevant du Marxisme deviennent alors parfaitement compréhensibles, et ne sont plus surprenants au vu d'une telle « logique »...

Apport de la Systémique : Comme souvent répété dans cet essai, la Systémique s’attache, après avoir sciemment découpé dans ce que nous pensons, modélisons du réel, l’objet de l’étude, à essayer de découvrir -en toute modestie et avec prudence- les différents niveaux, sous-systèmes, interactions, boucles de rétroactions, retards temporels, flux de matières, d’énergie ou d’informations, fonctions de pilotages, etc… dans les simulations ou modèles de l’objet d’étude. Ceci s’opère en construisant/ reconstruisant par simulations multiples le modèle qui sera étudié depuis le maximum de points de vues. Cette approche systémique ne peut se satisfaire –une fois encore- d’une approche uniquement binaire d’oppositions par couples de catégories soi-disant opposées sur un seul axe, sur un point de vue unique comme le fait la Dialectique. La méthode de la Systémique, tout en conservant l’idée d’approche critique et de remise en cause propre à la dialectique, est une double approche multiple comme vu en (IV-5), qu' E. Morin appelle dialogique en fracture par rapport à la « simple » dialectique idéaliste-matérialiste, platonicienne, cartésienne et positiviste. Ainsi se trouvent mis en perspective : 
  • La dialectique avec ses errements du matérialisme dialectique (Stalinisme), ou idéaliste (Hegel) et qui sont donc en droite ligne du platonicien-cartésianisme positiviste. 
  • La dialogique d’E. Morin qui s’oppose par bien des points à la dialectique, notamment en ne faisant pas référence à une quelconque approche binaire, comme l’a résumé F. Pingaud dans un article intitulé « Pragmatique de la Communication, Média et Complexité » disponible sur le site www.mcxapc.org , je cite :  Davis Bohm (1996) rappelle que dialogue vient du grec dia -à travers- et logos -verbe ou sens des mots-. Pour lui, le dialogue n’est pas seulement un échange de mots, mais surtout l’écoulement d’un libre flot de sens, d’un flux de significations à partager. Le dialogue se distingue de la recherche de consensus qui suggère un compromis, un accord obligatoire, et surtout se différencie nettement du débat ou de la discussion :
Débat ou discussion (dialectique) Dialogue (dialogique)
Bataille : gagner ou perdre Exploration commune : partager
Défendre son savoir, ses valeurs, sa position Écouter, apprendre, envisager de nouveaux savoirs, cultures, valeurs, possibilités
Imposer son pouvoir, sa compétence, son statut, déni de la position d’autrui Respecter, s’ouvrir
Simplifier, diviser en parties. Mettre en avant sa partie, insister sur les différences, les séparations avec les autres parties Acquérir une vision plus complète, respecter la complexité : voir les différences et les relations, le tout et les parties

Fin de citation.
En somme, là où la dialectique voit des contradictions et des oppositions dans la nature, la dialogique Systémique y verra des équilibres dynamiques en coopétitions, E. Morin parle d'ago-antagonisme, mélange de coopération et compétition multiples. Cette méthode tend à voir diminuer l’impact de l’explosion combinatoire par une approche globale prudente et modeste qui, au contraire de la dialectique, n’utilisera plus les binômes opposés mais prendra en compte plus globalement les inter-rétro-actions des différents états d’équilibres dynamiques ponctués étudiés propre à l’éco-auto-ré-organisation de la Systémique. Certains sous-ensembles d’équilibres seront plus particulièrement étudiés, mais au sein d’une démarche de découpe d’un sous-système et en pleine conscience de l’opération de réduction à risques ainsi menée. Nous utiliserons -si vraiment il le faut....- l’outil de réduction sans être réductionniste, et l’outil dialogique sans être un tenant du matérialisme dialectique ou de la dialectique idéaliste d’Hegel.

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Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme

vendredi 13 novembre 2015

V-15) Référentiel Absolu versus Relatif


Comme évoqué au chapitre (IV), le courant platonicien-cartésien travaille toujours en posant comme base de départ le besoin de trouver un référentiel absolu, condition nécessaire et suffisante selon eux à toute philosophie ou épistémologie. Platon partait ainsi des Idées Immuables (bel exemple de point fixe !). Descartes après une nuit d’illumination a trouvé sa propre pensée en seule référence valable après avoir fait « tabula rasa ». Laplace a consolidé le réductionnisme en supprimant la flèche de temps, et en décrétant que tout était calculable (le petit diable omniscient de Laplace). A. Comte après réflexions à décidé que seules les sciences « dures » (mathématiques, physique) étaient valables, c’est le Positivisme, seul référence possible, philosophie, métaphysique, ou religions devant découler directement des sciences « dures », celles-ci devenant même religions. N. Whitehead et B. Russel ont voulu avec leur Principia Mathematica créer La Mathématique unique et référence absolue, le fait d’avoir plusieurs mathématiques étant vécu comme un échec, et, plus important, La Mathématique devant se suffire à elle-même en s’auto-expliquant. Enfin, K. Marx, Hegel et P. Teilhard de Chardin on chacun assigné un but/point fixe inéluctable à l’Histoire, c'est la démarche historiciste dénoncée par K. Popper [POPPER Karl, Tomes 1 et 2, 1979] et également par F. Hayek. Finalité sociétale pour Marx avec la dictature du prolétariat, politique pour Hegel avec la victoire finale du Roi de Prusse, religieuse avec l’Oméga pour Teilhard de Chardin. Enfin, ne pas oublier dans la longue liste des référentiels absolus, Hitler avec la victoire historiciste d'une race particulière sur toutes les autres. Tous ces référentiels absolus présentent tous les mêmes caractéristiques :
  • définition  d'un point fixe suite à un décret arbitraire par un individu ou petit groupe d'individus convaincus d'avoir raison, de détenir la Vérité (avec grand "V") 
  • ce point fixe est facile à imaginer pour la masse, immédiatement saisissable car simple, il est donc très rassurant puisque le monde entier s'explique désormais par cet unique point fixe. C'est la nouvelle vision du monde, la Weltanschauunungd de Marx et Hitler.
  • historicisme millénariste, car à la fin des temps après bien des péripéties, la race choisie, le peuple élu, la classe prolétarienne, la Science (au singulier et avec un grand "S"), la Mathématique (idem), etc... vaincra
  • "logique" interne absolue et non discutable se déroulant à partir du point fixe jusqu'à son triomphe. Cette "logique" est bien sûr une pseudo-science car intrinsèquement non-réfutable au sens de K. Popper.  « Selon Staline ce n'était ni l'idée ni le talent oratoire mais la "puissance irrésistible de la logique qui subjuguait l'auditoire (de Lénine) » [ARENDT, Hannah, Le Système Totalitaire, Seuil, 1972 p 301].
  • elle s'apparente à une religion à tous ces égards : millénariste, "logique" irréfutable et non discutable, victoire finale du point fixe avec le paradis au bout de la route, en réalité une « Route de la Servitude  » comme le dit si bien F. Hayek.
  • cette "logique" irréfutable est animée de son propre mouvement qui lui permet de surmonter toutes les contradictions que peut lui opposer le monde réel. Chaque échec étant vu comme une difficulté passagère, une bataille perdue seulement, facteur de renforcement de la motivation du mouvement en vue de la victoire finale de la Race, de la Classe, de la Science, etc...  
  • finaliste bien entendu car le destin de la Classe, la Race, la Science est de vaincre, il ne peut en être autrement...
  • idéalistes, même lorsqu'elle se réclame du matérialisme car le point fixe est une Idée, non négociable car censée être immémoriale et toujours là à la fin des temps, vainqueur triomphant.
  • et donc propre à mobiliser les foules (malheureusement)  qui pourront s'empresser alors d'oublier leur morne quotidien pour s’enthousiasmer et marcher en rangs serrés vers un destin glorieux.... avant la catastrophe qui ne manque pas d'arriver bien avant la fin de l'Histoire... 
  •  avec sur le plan politique,le point fixe rassurant du dirigeant supérieur et exceptionnel, on arrive à ce que l’on nomme en France le « Bonapartisme » valable non seulement pour les deux Bonaparte mais également pour l’ensemble des guides/führers, grands timoniers ou autres petits pères des peuples dans un processus que Raymond Aron résume fort bien : « Le bonapartisme escamote la souveraineté du peuple dont il prétend émaner. Il contraint et asservit le peuple prétendument souverain en réduisant les plébiscites à des farces, en érigeant en loi le bon plaisir d’un individu. Bien loin d’unir réellement les groupes et les partis, il laisse subsister, en les camouflants un temps, toutes divisions et se borne à super poser l’arbitraire au chaos. » [Raymond Aron en 1943, article « L'ombre des Bonaparte », paru dans La France libre], pique à destination de De Gaulle… 
Apport de la Systémique : Tout en se gardant de nier l'existence du réel, et donc sans être une philosophie relativiste, la Systémique au contraire acceptent délibérément l’inconfort d’un référentiel relatif :
  • systèmes dynamiques en équilibre instable ponctué, loin de tout équilibre stable
  • gradient de températures, flux de matières, d’informations ou d’énergies traversant un système ouvert et non pas fermé, 
  • réseaux d’inter-relations, boucles rétroactives, effets retards, effets de réservoirs, amortissements versus amplifications
  • mutations chez les êtres vivants ou induction pour les théories scientifiques, donnant lieu à une sélection souvent longue et douloureuse par sélection naturelle des espèces ou réfutation des théories scientifiques, et coopétition dialogique entre paradigmes
  • découpe difficile de modèles contestables et à durées de vie limitées par une réfutation expérimentale pouvant survenir à tous moments ; et qu’il faut savoir surmonter par l’édification (la construction…) d’un nouveau modèle quelque fois dur à accepter car heurtant la culture qui vous a été inculquée, c’est-à-dire le bon sens cher à Descartes mais indéfendable
  • risques de régressions à l’infini par impossibilité du « à ne jamais reconnaître une chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment pour telle » de Descartes, qui aboutit à « La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pieux sont enfoncés dans le marécage, mais pas jusqu'à la rencontre de quelque base naturelle ou "données" et, lorsque nous cessons d'essayer de les enfoncer davantage, ce n'est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu'ils sont assez solides pour supporter l'édifice, … du moins provisoirement » comme écrit par K. Popper [POPPER Karl, 1984, p 111].
Mais le prix à payer, bien qu’élevé pour ce référentiel relatif, peut permettre de ne pas s’enfermer dans le référentiel absolu -celui qui avait été décrété auparavant- et d'éviter tous les dégâts causés lui. Ne nous laissons pas enfermer dans la carte en oubliant qu’elle n’est pas le territoire. Nous devons alors garder en permanence en tête que la théorie actuelle, pour ne pas dire le paradigme, n’est qu’un modèle temporaire en attente de réfutation.

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Benjamin de Mesnard
Épistémologie Systémique Constructivisme 

dimanche 8 novembre 2015

V-14) Âme versus Esprit versus Corps


V-14-1) Chez Platon :

Pour Platon, l’Âme est le principe d’organisation de l’individu (la Forme platonicienne, Idée Immuable), indépendante de lui et préexistante à celui-ci. Elle « tombe » dans l’individu à sa naissance en venant du Monde des Idées, immuable et incorruptible, monde à part, parallèle à notre monde qualifié de « bas-monde » sur la terre. L’Esprit est l’actualisation individuelle de cette Âme dans l’individu, c’est l’Esprit incarné, c’est la Raison. Le Corps, lui, est la matière individuelle modelée par l’Âme, l’actualisation de l’Âme dans la matière Tout comme un moule va donner sa forme à la matière d’une pièce de monnaie, tout en restant indépendant de celle-ci. L’Âme est donc bien principe d’organisation de l’Esprit (Idée incarnée) et du Corps (Matière incarnée). Cependant chez Platon (repris par Descartes), Forme (Idée du monde séparé des Idées) et Matière (du bas-monde) sont complètement dissociés. Âme et Esprit sont donc vus comme découlant du même monde, alors que le Corps est intrinsèquement séparés de ceux-ci puisque découlant du monde de la Matière. 

V-14-2) Chez Aristote :

 On retrouve chez Aristote les mêmes définitions de base à la différence près que l’Âme n’est pas préexistante à l’individu, mais apparaît avec lui, en étant sa cause, tout en restant le principe d’organisation de l’individu, sa Forme, qui actualisera, modèlera, formera l’Esprit et le Corps. Comme chez Platon, Esprit et Corps sont les actualisations de l’Âme dans l’individu. A l’inverse, l’Âme contient en puissance l’individu lors de son apparition. Mais pour Aristote, l’Âme ne vient d’aucun monde, encore moins d’un monde séparé, elle apparaît (par un mécanisme non compris à son époque mais peu importe), puis préside à la création de l’Esprit et du Corps. Esprit et Corps ne sont pas dissociés complètement comme chez Platon car bien que de natures différentes, ils sont modelés simultanément et dans le même élan par le même principe d’organisation, l’Âme. Ils sont donc intimement liés, mélangés, comme le cuivre et la forme individuelle d’une pièce de monnaie sont liés. C’est pourquoi Aristote qualifie la mort de l’individu de « catastrophe ontologique », car alors pour Aristote, Âme, Esprit et Corps disparaissent simultanément. C’est d’ailleurs cette thèse qui a valu dans un premier temps l’interdiction d’Aristote -et de Saint-Thomas d’Aquin- par l’Église Catholique au Moyen-âge pour qui les thèses de Platon convenaient mieux pour soutenir la survie puis l’immortalité de l’Âme après la «catastrophe ontologique ». En passant on peut remarquer le très intéressant recyclage philosophique opéré par Thomas d’Aquin qui a su pervertir le concept d’Âme individuelle aristotélicien, en un concept redevenant subitement platonicien à la mort de l’individu pour prétendre que l’Âme pouvait survivre après la mort. En effet pour ce philosophe, a cet instant, l’Âme se souvient subitement du monde des Idées séparé de Platon pour le rejoindre (mais non y retourner comme le soutenait Platon) et y demeurer éternellement…

V-14-3) Chez Descartes :

Descartes ne pouvait pas différentier comme le faisait ses prédécesseurs l’Âme et l’Esprit du fait de son incapacité à comprendre les concepts de Forme. Pensant que tout part d’une « Tabula Rasa » où seul compte la matière, « l’Étendue », qui se suffit à elle-même, la Forme n’existant pas, par conséquent Descartes identifie l’Âme à l’Esprit. L’Âme n’a plus sa place, l’Esprit étant nécessairement Esprit incarné dans un individu, l’Âme étant propre à l’individu, Descartes résout l’apparente identité entre les deux en les fusionnant. Plus grave, pour Descartes, d’une part l’Esprit est une substance au même titre que la matière (donc le Corps), et d’autre part, Esprit et Corps sont deux substances séparées, totalement dissociées, distinctes et indépendantes, c’est le dualisme cartésien. Cette dichotomie, est portée à son paroxysme par Bergson ou par la mode des esprits (des revenants) apparaissant sous des aspects fantomatiques et vaporeux au XIX° siècle. L’individu n’existant que par un « lien mystérieux » (dixit) entre le Corps et L’Esprit. Certaines questions insolubles alors apparaissent cependant comme par exemple : comment se fait-il que mon bras se lève effectivement lorsque mon Esprit veut qu’il se lève puisqu’ils sont complètement séparés ? Ou bien : combien pèse l’Âme qui s’échappe du Corps lorsque le mort survient ? etc.…

V-14-4) Chez Spinoza :

Spinoza a pris clairement une position holistique en opposition affichée à Descartes sur cette question. Rejetant le dualisme cartésien, il est donc proche d’Aristote, mais en soutenant l’immortalité « d’une partie de l’Âme » appartenant à la substance unique. Il pensait la substance comme cause d’elle-même : « J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante. » (Spinoza dans Ethique I). La substance –contrairement aux matérialistes comme on l’a vu au sujet de Spinoza en (III-2-2)- est à la fois Forme et Matière et non Matière seule. Cette position à certains égards peut-être comprise comme proche de la Systémique car celle-ci soutient elle aussi qu’il est impossible, pour un système donné, de séparer la structure/forme de la matière sinon à découper (choix arbitraire comme on l’a vu) le système en sous-systèmes eux-mêmes structurés et organisés (Forme et Matière à nouveau) sans jamais tomber sur une matière informe d’un côté et une structure/forme immatérielle de l’autre. Il ne faut pas oublier ici, comme indiqué en (III-2-1) qu’Aristote, bien antérieurement précise : « chaque ordre inférieur est pour l’ordre supérieur une matière à laquelle celle-ci donne une forme », Spinoza et la Systémique, reprendront donc cette idée. De même, la substance unique et infinie de Spinoza n’est pas non plus Platonicienne car elle n’est pas comme dans le monde des Idées de Platon, Formes pures uniquement, mais encore une fois Forme et Matière. A cet égard on peu dire que Spinoza soutenait une position Immanente, Dieu et Nature étant la même chose. 

Apport de la Systémique :

Moyennant toute la transposition des termes déjà vue, la Systémique est effectivement proche d’Aristote et radicalement opposée à Platon et Descartes. Toujours dans l’exemple de l’être humain, l’Âme d’un individu pourrait être assimilée à son code génétique nouvellement constitué par la fusion des deux paires de gênes issues de ses parents, c’est le mode d’apparition non compris du temps d’Aristote ; et apparaissant donc bien à la « naissance » -la conception plus exactement- de l’individu. On parlerait aujourd’hui plutôt d’information que de Forme. Le Corps est bien « modelé » par ce code génétique lors de la gestation en suivant un schéma de développement systémique hypercomplexe mais précis. Cependant la Systémique positionnera plutôt l’Esprit, la conscience notamment, comme un phénomène émergeant très progressivement avec la maturité de ce nouvel être-système qu’est l’être humain. Cette conscience, comme la brillamment décrit J. Piaget, va se construire progressivement dans les premières années de l’enfance, lorsque l’enfant réalisera petit à petit qu’il est un individu séparé de sa mère, séparé du monde mais dans le monde et que son corps forme un tout qui lui appartient. Il va de soi que la question de l’immortalité de l’Âme soutenue par Thomas d’Aquin trouve dans ce schéma une réponse malheureusement évidente…

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Benjamin de Mesnard
Épistémologie Systémique Constructivisme 

jeudi 29 octobre 2015

V-13) Finalisme versus Mécanisme


Le finalisme, soutenu entre autres par Aristote comme vu plus haut via la cause finale, affirme que tout être-système naturel est dirigé depuis -comme aspiré par- son futur propre, vers son état final. De ce type de pensée découlent un certain nombre de croyances fatalistes, considérant que le futur est déjà plus ou moins écrit. Beaucoup de religions monothéistes ou polythéistes et leurs églises défendent cette approche. Cela se comprend car c’est bien sûr la main de dieu –ou des dieux- qui est vue derrière la cause finale, de la même manière que la main de l’ingénieur se voit derrière un système artificiel. Tout devient alors simple : les systèmes naturels sont assimilables aux systèmes artificiels, seuls leurs créateurs diffèrent. Le mécanisme considère au contraire que chaque être ou objet naturel n’est que le résultat de causes matérielles identifiables, sans qu’aucun être ou objet naturel ne s’inscrive dans une finalité. Le débat pour les objets artificiels ne se pose pas, l’ingénieur humain ayant créé cet objet faisant clairement fonction de cause finale. Ces deux positions se sont très violemment opposées au cours de l’histoire. Elles semblent encore aujourd’hui poser un clivage fort en philosophie ou en épistémologie. Le structuralisme l’a évité en niant le temps, comme le platonisme avant lui. Le Marxisme l’a posé au contraire en termes les plus puissants par la sur-détermination de l’histoire des classes via les infrastructures historiques, où le destin de la classe ouvrière est inévitablement de prendre le pouvoir (la dictature nécessaire et inévitable du prolétariat)... mais sans jamais démontrer pourquoi et en quoi le prolétariat devait ainsi gagner. De même le Nazisme posait à priori la suprématie de la « race » aryenne dirigée par la cause finale consistant à soutenir qu'elle était destinée à dominer l'ensemble de la planète à la fin de l'histoire. On voit bien que la cause finale sous la forme Historiciste se développe toujours à travers des régimes totalitaires, comme le démontre par exemple K. Popper dans « La Société Ouverte et ses Ennemis ». A l'inverse, ce sont les régimes démocratiques et libéraux qui ne seront pas Historicistes, ne rechercherons pas la thèse d'une cause finale, d'un destin grandiose particulier. Du côté de la science moderne, à partir de la Renaissance, celle-ci n’a pu se développer qu’en luttant vigoureusement contre le finalisme de l'antiquité (celui d'Aristote notamment) et du Moyen-âge (celui de Thomas d’Aquin entre autres). Comme le décrit T. Kuhn, la science moderne s’est trouvée un paradigme -le mécanisme- et a dû lutter violemment (rappelons-nous le malheureux Galilée et plus encore G. Bruno condamnés par l’Église Catholique) pour parvenir à s’imposer contre l’ancien paradigme. La cause finale a donc été rejetée en bloc, imposant un mécanisme caricatural, même lorsque soutenu par de grands savants comme Laplace ou Newton. Cela se comprend car en effet il est probable que le finalisme « proposant » une raison évidente au comportement des systèmes naturels (dieu ou les dieux) bloque de fait toute réflexion et besoin de comprendre ce qui fait bouger, agir ces systèmes.

Apport de la Systémique : La Systémique applique le précepte téléologique : interpréter l'objet non pas seulement en lui-même, en le disséquant, mais aussi par son comportement. Il faut donc comprendre ce comportement et les ressources qu'il mobilise par rapport aux projets que, librement, le modélisateur attribue à l'objet. Ceci est la démarche suivie par la Systémique tant pour les systèmes artificiels intentionnels (ce qui ne pose pas de débat philosophique) que pour systèmes inintentionnels naturels ou artificiels (société, économie,...). La Systémique réponds ainsi à sa manière à la question philosophique du Finalisme opposé au Mécanisme. Aujourd’hui, avec la nouvelle approche de la Systémique, il s’agit de lutter (au sens de T. Kuhn) à la fois contre les deux approches purement finalistes et mécanistes, surtout dans leurs versions idéologiques politiques ou religieuses, pour imposer le méta-paradigme systémique. A nouveau, Mécanisme et Finalisme pourront être vus comme des outils de pensée heuristiques, utiles à certaines étapes de l’étude, à manier sans idéologie, avec une prudence toute vichienne comme décrit en (II-3-6-b) et en écartant tout scientisme positiviste ni présomption fatale comme demandé par F. Hayek.

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Benjamin de Mesnard
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