vendredi 11 décembre 2015

V-16) Dialectique versus Dialogique


Comme vu en (IV-5), la dialectique idéaliste de Hegel a été récupérée par la dialectique matérialiste notamment sous le mode logique (dite ainsi « matérialisme dialectique » au cœur des thèses communistes). La dialectique intervient elle, après la découverte de la loi ou du théorème « A=B » pour étudier, disséquer, A puis B, démontrer leur opposition, c’est la Thèse/Antithèse de Hegel, pour mieux retrouver leur identité approfondie et éclairée, c’est la Synthèse. La dialectique prétend ainsi avoir fait le tour complet de la question grâce à l’étude de la mise en opposition de A et de B avant de revenir à A=B. A titre d’exemple, pour L. Sève la dialectique opposera en matière de darwinisme l’évolution lente et graduelle (seule en laquelle croyait Darwin) à l’évolution par sauts, pour les joindre ensuite, les fusionner, dans une évolution utilisant les deux modes. Cela est très bien, très intéressant même, mais se trouve être très limitatif, bien simplificateur voir caricatural si on le compare au darwinisme systémique moderne tel qu’évoqué en (III-2-6). La Dialectique peut être ici rapprochée de Descartes qui, de la même manière, prétendait tout expliquer par l’éclatement en petites parties du réel, la dialectique de même soutient que l’on peut tout comprendre par l’éclatement du réel en oppositions de couples binaires.
Nous avons vu en (IV-5) que la Dialectique doit se décomposer en trois modes d’utilisations distincts pour être correctement positionnée. Comme cela a été explicité, le mode logique doit être rejeté car auto justifié et se ramenant à une synthèse thèse-antithèse toujours fausse « [(A) et (non A)] » permettant de conclure ce que l’on veut et son contraire. Le mode méthodologique tout comme le mode d’analyse d’oppositions factuelles pré-identifiées peuvent être utilisées dans un cadre précis, en restant conscient de leurs limites et sans idéologie. Mais, même dans ce deuxième cas, la dialectique par son approche binaire se heurte alors rapidement au mur de l’explosion combinatoire propre aux systèmes complexes. A titre d’exemple, la Dialectique (si elle était valide) s’appliquerait au mieux à un objet volontairement simpliste à deux états factuels A et B, étudié sous une approche unique binaire mono niveau. C’est un « processus par étapes » (dixit Hegel dans « La Raison dans l'Histoire »)  qui se décompose alors en 5 étapes :
  • étude de l’état A, il est décrit, posé,
  • étude de l’état B, idem,
  • Thèse : étude B opposé à A, remarque : comme l’explique L. Sève, les dialecticiens ont souvent tendance à privilégier l’un des deux items, vu comme premier, ici le dialecticien jettera son dévolu sur A. Pourquoi A ? Peut-être parce qu’il a été vu en 1°, ou bien vu plus simple, ou plus accessible ? Choix arbitraire qui a peu de chance d’être pertinent... En passant, on peut noter le côté bien cartésien de cette approche qui tient à privilégier un point de vue sur l'autre...(l'obsession du point fixe),
  • Anti-thèse : étude de A opposé à B.
  • puis synthèse : (A et B), dite « unité des contraires ».
La figure ci-dessous résumé ce cas de démarche dialectique :
 

Imaginons maintenant un 2° cas toujours très simple, vu, découpé, encore sous une approche unique binaire mono niveau, présentant seulement 4 états (d’équilibres dynamiques ponctués en réalité), ou choses/éléments et que l'on admet ici avoir -certitude imprudente!- correctement identifiés, dénommés A, B, C et D : La figure ci-dessous « résume » ce 2° cas :

Toujours une approche unique mono-niveau, mais avec seulement 4 états d’équilibres ponctués au lieu de deux. 
Nous percevons immédiatement le problème qui commence à apparaître sur un cas à 4 états qui reste malgré tout excessivement simple, pour information nous sommes déjà passés de 5 étapes à :
  • l’étude des 4 états d’équilibres, décrits, posés, 
  • l’opposition, dans chacun des deux sens, de chaque binôme d’équilibres, ici c’est le nombre d’arrangements des 4 équilibres deux à deux, noté A42 = 4x3 = 12 étapes visualisées par les 12 flèches sur le schéma.
  • puis la synthèse de chacun des binômes, égal à la combinaison de 4 équilibres deux à deux, noté C42 = (4x3)/2 = 6 synthèses dialectiques, visualisés par les ellipses.
  • enfin la synthèse finale.
Soit 4+A42+ C42+1 = 4+12+6+1 = 23 étapes, ratant au passage la prise en compte des trinômes (certes contraire à Hegel qui ne savait que compter jusqu'à deux...) comme A/B/C puis B/C/D puis A/B/D et enfin A/C/D, ce qui nous amènerait à 27 étapes… sans oublier la toute dernière synthèse avec A/B/C/D soit 28 étapes !
Le nombre d’arrangements et de combinaisons deux à deux, puis 3 à 3 etc... en mathématiques étant exponentiel par rapport au nombre d’éléments -ici les équilibres ponctués du système sur les différentes approches adoptées-, la Dialectique part en échec devant l’explosion combinatoire de la même manière que le positivisme cartésien face à un système un tant soit peu complexe. Le risque est alors identique à celui encouru par les cartésiens : prise en comptes de quelques oppositions choisies pour leur accessibilité, ou parce qu’elles vont dans le sens de la démonstration recherchée, et non leur pertinence, conclusions hâtives, priorité donné au local sur le global ou l'inverse, erreurs de jugements, incompréhensions graves, mauvaises décisions, voire décisions inverses de ce qu’il aurait fallu faire, falsifications en tous genres, etc… On retrouve en passant, mais dit sous une autre forme, la critique du "centralisme démocratique" et du scientisme faite par F. Hayek en (III-2-14) et (V-17).
Enfin, rappelons que cette présentation de la Dialectique est de plus plutôt optimiste dans la mesure où elle part du principe qu’elle est supposée analyser des items ou états authentiquement identifiés et différents propres aux deux seuls modes acceptables vu plus haut. Or le matérialisme dialectique opère plus souvent en prenant comme base de départ un item ou état et un seul du système réel choisi parmi d’autres pourtant souvent nombreux. Face à l’explosion combinatoire, et dans une démarche typiquement cartésienne, le matérialisme dialectique prendra, sortira du lot, un item particulier, choisi, découpé arbitrairement mais sans réflexion préalable, sans précaution, sans avertissement et encore moins prise de conscience du caractère arbitraire de ce choix. On retrouve ici le besoin de point fixe rassurant, référence absolue et point de vue unique par la mise en avant et choix exclusif, d’un seul item, tout le reste se trouvant ignoré, et si besoin liquidé. Enfin, comme vu en (IV-5), la question de la négation, de l'anti-thèse d'un item, chose, objet, concept ou être pose en réalité d'énormes problèmes, alors même que l'anti-thèse est la clé, la brique de base, de la dialectique. En effet si A = « l'eau existe sur terre », qu'est ce que le non-A ou anti-A ? Est-ce « l'eau n'existe pas sur terre » ? « l'anti-eau existe sur terre » ? « l'eau existe sur l'anti-terre » ? etc... Si A = « un corbeau », qu'est-ce « l'anti-corbeau » ? Questions rapidement aussi ennuyeuses que stériles et n'apportant rien finalement à l'avancement des réflexions.
Les retards scientifiques et les échecs économiques en URSS ou encore dans l'ensemble des pays relevant du Marxisme deviennent alors parfaitement compréhensibles, et ne sont plus surprenants au vu d'une telle « logique »...

Apport de la Systémique : Comme souvent répété dans cet essai, la Systémique s’attache, après avoir sciemment découpé dans ce que nous pensons, modélisons du réel, l’objet de l’étude, à essayer de découvrir -en toute modestie et avec prudence- les différents niveaux, sous-systèmes, interactions, boucles de rétroactions, retards temporels, flux de matières, d’énergie ou d’informations, fonctions de pilotages, etc… dans les simulations ou modèles de l’objet d’étude. Ceci s’opère en construisant/ reconstruisant par simulations multiples le modèle qui sera étudié depuis le maximum de points de vues. Cette approche systémique ne peut se satisfaire –une fois encore- d’une approche uniquement binaire d’oppositions par couples de catégories soi-disant opposées sur un seul axe, sur un point de vue unique comme le fait la Dialectique. La méthode de la Systémique, tout en conservant l’idée d’approche critique et de remise en cause propre à la dialectique, est une double approche multiple comme vu en (IV-5), qu' E. Morin appelle dialogique en fracture par rapport à la « simple » dialectique idéaliste-matérialiste, platonicienne, cartésienne et positiviste. Ainsi se trouvent mis en perspective : 
  • La dialectique avec ses errements du matérialisme dialectique (Stalinisme), ou idéaliste (Hegel) et qui sont donc en droite ligne du platonicien-cartésianisme positiviste. 
  • La dialogique d’E. Morin qui s’oppose par bien des points à la dialectique, notamment en ne faisant pas référence à une quelconque approche binaire, comme l’a résumé F. Pingaud dans un article intitulé « Pragmatique de la Communication, Média et Complexité » disponible sur le site www.mcxapc.org , je cite :  Davis Bohm (1996) rappelle que dialogue vient du grec dia -à travers- et logos -verbe ou sens des mots-. Pour lui, le dialogue n’est pas seulement un échange de mots, mais surtout l’écoulement d’un libre flot de sens, d’un flux de significations à partager. Le dialogue se distingue de la recherche de consensus qui suggère un compromis, un accord obligatoire, et surtout se différencie nettement du débat ou de la discussion :
Débat ou discussion (dialectique) Dialogue (dialogique)
Bataille : gagner ou perdre Exploration commune : partager
Défendre son savoir, ses valeurs, sa position Écouter, apprendre, envisager de nouveaux savoirs, cultures, valeurs, possibilités
Imposer son pouvoir, sa compétence, son statut, déni de la position d’autrui Respecter, s’ouvrir
Simplifier, diviser en parties. Mettre en avant sa partie, insister sur les différences, les séparations avec les autres parties Acquérir une vision plus complète, respecter la complexité : voir les différences et les relations, le tout et les parties

Fin de citation.
En somme, là où la dialectique voit des contradictions et des oppositions dans la nature, la dialogique Systémique y verra des équilibres dynamiques en coopétitions, E. Morin parle d'ago-antagonisme, mélange de coopération et compétition multiples. Cette méthode tend à voir diminuer l’impact de l’explosion combinatoire par une approche globale prudente et modeste qui, au contraire de la dialectique, n’utilisera plus les binômes opposés mais prendra en compte plus globalement les inter-rétro-actions des différents états d’équilibres dynamiques ponctués étudiés propre à l’éco-auto-ré-organisation de la Systémique. Certains sous-ensembles d’équilibres seront plus particulièrement étudiés, mais au sein d’une démarche de découpe d’un sous-système et en pleine conscience de l’opération de réduction à risques ainsi menée. Nous utiliserons -si vraiment il le faut....- l’outil de réduction sans être réductionniste, et l’outil dialogique sans être un tenant du matérialisme dialectique ou de la dialectique idéaliste d’Hegel.

SUITE du Blog : V-17) Gauche versus Droite

Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme