samedi 27 décembre 2008

III) Théories alliées à la Systémique (Darwin et Bachelard)

III-2-6) Darwin (1809-1882)

Darwin est incontestablement l’un des premiers -ou le premier ?- scientifique ayant utilisé en pratique les concepts de la Systémique… bien avant sa conceptualisation. Il a en effet clairement utilisé pour sa théorie de l’évolution des espèces vivantes la plupart des concepts clefs explicités plus haut, en faisant parfaitement la différence entre l’individu et l’espèce, espèce qui en l’occurrence joue bien le rôle de système principal selon les définitions de la Systémique. Cela explique probablement pourquoi il a eu autant de mal à se faire comprendre au sein d’un XIX° siècle mécaniste, cartésien et pour finir positiviste.
Il faut lui rendre hommage en cela car l’étude de son œuvre ne cesse pas de surprendre à l’égard de la haute maîtrise qu’il avait de tous les concepts systémiques.
On retrouve chez Darwin en effet les concepts de systèmes ouverts, de bruit -les mutations-, de systèmes en inter-actions, d’équilibre ergodique –l’adaptation-, et d’auto-finalité, dernier point sur lequel il a été le plus attaqué à son époque et ensuite par les cartésiens. L’Église Catholique qui l’a attaqué sans cesse et le refuse encore aujourd’hui, n’a pas vu ce rapprochement avec Aristote et Saint Thomas d’Aquin sur le point de la finalité, croyant que Darwin soutenait des thèses mécanistes fortes alors qu’il avait réintroduit la finalité, sous une approche bien sûr différente des Thomistes car sous la forme d’équifinalité, voir (III-2-1), utilisée par la Systémique. Ce débat est toujours ouvert aujourd’hui, mais il est clair que l’Église Catholique et plus encore les Évangélistes gagneraient à se former à la Systémique et à Aristote afin de réétudier leurs positions sur Darwin…
Actuellement le darwinisme, ou la sélection naturelle, est utilisé en R&D pour créer d’une manière aléatoire des types de robots marcheurs, puis les sélectionner par essais/erreurs (virtuels simulés par ordinateur à grande vitesse) amenant l’élimination sans intervention humaine des moins efficaces. Ces robots, issus d'une sélection naturelle inintentionelle et non d’un cerveau humain, donnent des résultats meilleurs que les robots conçus par des ingénieurs. Des architectures de circuits électroniques sont conçues en s’appuyant sur ce même procédé. Celui-ci donne en final un résultat que certains ne peuvent s’empêcher de qualifier « d’ingénieux » alors que précisément nul ingénieur n’est intervenu dans la conception de ces robots ou circuits électroniques !
Concernant cette proximité entre Darwin et le Constructivisme épistémologique, on peut citer par exemple J. D. Raskin dans un article intitulé « The Evolution of Constructivism », jeu de mot indiquant que le Constructivisme épistémologique est en train d'évoluer, de se rapprocher, des théories de Darwin. Après avoir rappelé que la théorie de l'évolution est aussi appelée théorie de la sélection, il résume celle-ci par « BVSR » : blind variation and selective retention, c'est à dire variations aveugles puis rétention sélective. Les variations aveugles viennent des mutations, pas forcément aussi aléatoires que l'on aurait pu le penser (car dépendant aussi du milieu, de l'environnement), mais se produisant bien en aveugle, c'est à dire sans intention « divine » et arrivant sans avoir été « testées » par la nature. Ces variations aveugles si elles sont favorables pour les individus et/ou l'espèce, dans leur environnement à ce moment là, et donc « testées avec succès » seront alors retenues et se propageront. J.D.Raskin fait le rapprochement entre la BVSR darwinienne et la Systémique en décrivant ce même processus dans la construction de nos idées, connaissances ou théories : « But Campbell extends evolutionary thinking into the psychological and social realms, contending that BVSR is “fundamental to all inductive achievements, to all genuine increases in knowledge, to all increases in fit of system to environment” (Campbell, 1974, p.421). Not only have people evolved biological structures, but also those structures have given rise to psychological capabilities—such as the ability to psychologically construe events. This evolved ability to construe also allows people to evolve their constructs during the course of their existence. Further, just as psychological perspectives evolve, social institutions also evolve. » [RASKIN, 2008].

III-2-7) Gaston Bachelard (1884-1962)

Gaston Bachelard est défini par JL Le Moigne comme un précurseur du Constructivisme épistémologique notamment dans ses différents ouvrages sur la « Philosophie du Non » et sur « Le Nouvel Esprit Scientifique » où il a clairement repositionné le problème de l’évolution des sciences. Pour lui, ces évolutions ne se font pas progressivement par étapes successives et continues, mais se font au contraire par crises, rejets des positions précédentes souvent dans le but de tenter « d’expliquer » une observation ou un test réfutant la ou les théories dominantes du moment –le paradigme aurait dit T. Kuhn- mais qui du fait de leur apparente solidité peut bloquer, empêcher la révolution scientifique nécessaire de s’accomplir. Il faut citer à nouveau ici la phrase de G. Bachelard « Rien n’est donné, tout est construit » qui souligne bien qu’il voyait les sciences dans une construction/destruction perpétuelle comme décrit plus haut, et non comme quelque chose qui pouvait se contenter de recueillir un réel donné. La science est donc dans la démarche de « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter. Position éminemment propre à la Systémique bien naturellement, en particulier sur la méthode consistant à « découper » dans le réel arbitrairement mais d’une manière consciente et délibérée comme décrit en (II-3-6-b) le « morceau » à étudier. G. Bachelard a su dépasser le débat empirisme/rationalisme, voir le (V-3).
Il a insisté sur le projet, typique du Constructivisme épistémologique : « Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet » [BACHELARD, Gaston, 1940, p15], où l’on retrouve l’ingénium de G. Vico.
Il a rétabli l’équilibre (dynamique !) entre Idéalisme et Réalisme-Empirisme. Cette fausse opposition, comme décrit plus loin (voir V-3) doit être dépassée dans une démarche que l’on peut qualifier de constructiviste épistémologique, qu’il appelle « Rationalisme appliqué et Matérialisme technique ». Je cite : « En fait, ce chassé-croisé de deux philosophies contraires en action dans la pensée scientifique engage des philosophies plus nombreuses (...) Par exemple, on mutilerait la philosophie de la science si l’on n’examinait pas comment se situe le positivisme ou le formalisme. (…) Une des raisons qui nous fait croire au bien-fondé de notre position centrale, c’est que toutes les philosophies de la connaissance scientifique se mettent en ordre à partir du rationalisme appliqué. Il est à peine besoin de commenter le tableau suivant, quand on l’applique à la pensée scientifique :

Idéalisme
^
|
Conventionnalisme
^
|
Formalisme
^
|
Rationalisme appliqué et Matérialisme technique
|
v
Positivisme
 |

v
Empirisme
 |

v
Réalisme
Indiquons seulement les deux perspectives de pensées affaiblies qui mènent, d’une part, du rationalisme à l’idéalisme naïf et, d’autre part, du matérialisme technique au réalisme naïf. » [BACHELARD, Gaston, 1934, p 115-116 tiré de « Le Rationalisme Appliqué », PUF 1970, pp. 4-7]. Ainsi l’activité scientifique doit rester à l’équilibre entre deux position extrémistes chères au philosophe qui, comme l’explique fort bien Bachelard : « par métier trouve en soi des vérités premières, l’objet pris en bloc n’a pas de peine à confirmer des principes généraux. […] Alors une seule vérité suffit à sortir du doute, de l’ignorance, de l’irrationalisme, elle suffit à illuminer une âme. […] L’identité de l’esprit dans le « je pense » est si claire que la science de cette conscience claire est immédiatement la conscience d’une science, la certitude de fonder une philosophie, un savoir. » [BACHELARD, Gaston, 1934, p121]. Attaque frontale du Cartésianisme s’il en est ! On retrouve ici plusieurs thèmes de la Systémique :
  • l’équilibre (dynamique ponctué bien sûr) entre les positions extrêmes tenues par certains philosophes mais aussi implicitement conservées par beaucoup de scientifiques. Le constructivisme épistémologique cherchera, comme vient de le décrire Bachelard, a rester entre les deux dans une démarche pragmatique de rationalisme appliqué, et non universel, pour ne pas dire de rationalisme limité.
  • La prudence, comme recommandé par G.B. Vico, à ne pas confondre avec le doute cartésien qui aboutit précisément à l’inverse en fait, car ne servant qu’à introduire subrepticement la tabula rasa, le soi-disant point fixe du « je pense ». Ainsi « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. » [BACHELARD, Gaston, 1934, p 16 tiré de « La Formation de l’Esprit Scientifique  », J. VRIN 1967], qui rejoint la nécessité de ne pas ignorer notre ignorance en restant modeste dans son approche…. Thème repris par K. Popper et F. Hayek (voir III-2-8 et III-2-14).
SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (K. Popper)

Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme

samedi 13 décembre 2008

III) Théories alliées à la systémique (Pascal et Vico)

III-2-4) Pascal (1623-1662)

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur Pascal dont on peut rappeler cette citation : « Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » [PASCAL, Blaise, 1852, p 15].
Cette citation pourrait parfaitement être utilisée aujourd’hui comme définition de la Systémique. Elle synthétise tout ce qui caractérise l’approche Systémique. Enfin rappelons-nous de ce qu’a dit Pascal sur Descartes : « Descartes inutile et incertain ».
On pourrait ajouter sur Pascal, qu’il était en fait allé plus loin que Descartes, tant sur le plan mathématique que philosophique. En particulier, Descartes, ébloui en quelque sorte par son succès, a considéré qu’il avait compris son propre esprit et le monde et a commencé à développer les thèses scientistes reprises par Laplace et amenée à leur maximum avec le positivisme et A. Comte. Au contraire, Pascal a entrevu la dimension infinie de l’espace et du temps dépassant de loin les capacités humaines : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » [Pensée 187]. Il a compris l’extrême complexité du monde dans lequel nous nous trouvons, et la faiblesse de nos moyens matériels et spirituels. En cela il donc bien anticipé la Systémique dans cette dimension « modeste » du savant comparé à la dimension et la complexité du monde, ainsi que le problème de la rationalité limitée. Loin de renoncer à la science, il a continué son œuvre mais dans une perspective opposée à celle de Descartes et son approche « triomphante ».
Par ailleurs, il a repris l’approche par de multiples points de vues de Leibniz, insistant sur le fait qu’il faut multiplier ceux-ci pour comprendre une chose terrestre, du fait de la relativité du monde et pour « s’ouvrir à l’infini ». Ainsi, et contrairement à Descartes dans les domaines scientifiques Pascal ne prétends pas utiliser une méthode générale simple. Au contraire, au-delà des multiples points de vues, il n’hésite pas à adopter pour chaque problème étudié une approche spécifique pragmatique sans revendiquer de solutions générales absolues, ni encore moins une Vérité absolue. Il emploiera une approche, les « hexagrammes », pour l’étude des coniques, et une autre complètement différente pour démontrer l’existence du vide, etc... Il a donc devancé la Systémique et ses découpages ad-hoc construits à partir du réel en vue d’élaborer des modèles scientifiques. La Systémique a repris cette idée d'approches multiples comme centrale, elle sera plus développée en (III-3-6) et en (VI-14).
Enfin, il a fait le troisième choix -repris par la Systémique-, entre le besoin du point fixe, référence absolue, fondement stable et inébranlable sur lequel tout se construit –cher à Descartes- et le relativisme absolu où toute connaissance est vaine car « tout coule tout s’écoule » (Héraclite) qui conduit à l’abandon intellectuel, au repli sur soi et au désespoir. C’est le troisième choix orthogonal si l’on peut s’exprimer ainsi, qui consiste « à aller au-delà de la croyance et du désespoir » (B. Vergely) pour découvrir une réalité infinie, complexe, « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » comme le dit Pascal. On retrouve ici la récursivité Systémique décrite en (II-3-5) et la maison « comme une construction bâtie sur pilotis » de K. Popper [POPPER Karl, 1984, p 111], qui accepte délibérément une construction certes branlante et pouvant tomber à tout moment sous les coups d’une preuve réfutant la théorie, mais qui va malgré tout entreprendre cette construction en écartant sciemment à la fois le point soi-disant fixe si rassurant, et le désespoir. Enfin, il a anticipé l’épistémologie de K. Popper dans une lettre au Père Étienne Noël : « Pour faire qu’une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer de sa fausseté ». Il avait compris qu’une théorie, une hypothèse ne pourrait jamais être prouvée vraie, même après avoir passé N tests ou expériences avec succès. A l’inverse il suffit qu’un seul nouveau test soit en désaccord avec la théorie pour que celle-ci puisse être déclarée fausse.

III-2-5) G.B. Vico (1668 - 1744)

G.B. Vico, est un italien qui a vécu juste après Descartes et s’est opposé violemment à lui. Il est probable que s’il avait été français et écrit en français, l’épistémologie, voir même les sciences occidentales, auraient pris une toute autre tournure et nous aurions pu gagner peut-être deux siècles. Auteur d’un ouvrage resté ignoré jusqu’à assez récemment : « Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni » en 1725 et auteur de l’idée d’une science nouvelle. Il est la référence historique du Constructivisme épistémologique, comme Descartes l’est de l’empirisme positiviste. Il professe que le cœur des sciences est « l’ingenium » et non la découverte de faits préexistants. L’ « ingenium » rejoint tout à fait l’ingenio de Léonard de Vinci 150 ans plus tôt, où la science doit être invention de modèles créatifs, dynamique d’hypothèses construites (d’où le nom de constructivisme) à vérifier scientifiquement (réfuter avec K. Popper).
Comme l’explique G.B. Vico, Descartes veut appliquer la « méthode géométrique » à toutes les sciences, c’est-à-dire la méthode utilisée pour la géométrie. Or, si cette méthode est soit-disant efficace pour des choses créées par l’homme de toutes pièces (la géométrie), dans les autres sciences, où il s’agit de tirer les lois universelles du monde réel auquel nous sommes confrontés et qui n’ont pas été créé par nous, cette méthode ne fonctionnera plus. Ainsi G.B. Vico dit « C’est pourquoi ces propositions de physique, qui sont présentées comme vraies en vertu de la méthode géométrique, ne sont que vraisemblables, et, de la géométrie, ne tiennent que la méthode, et non la démonstration : nous démontrons les choses géométriques, parce que nous les faisons ; si nous pouvions démontrer les choses physiques, nous les ferions. » [VICO, GiamBattista, 2001, p 51]. Bien au contraire cette démonstration géométrique chère à Descartes et au Positivisme amènera à une stérilisation certaine pour deux raisons :
  • Application d’une démarche dite « internaliste » d’introspection chère à Descartes, le « je pense donc je suis », légitime (???) pour la géométrie invention humaine, mais non à un secteur scientifique dont le but est de comprendre le monde physique et donc externe. Les théories scientifiques tentant de comprendre le monde doivent donc relever de la démarche « externaliste » défendue par J.B. Vico, et la Systémique, car s’appuyant sur un monde qui est externe à l’observateur, même si cet observateur fait bel et bien, partie de ce monde. Pour employer une image, ce n’est pas en observant et en analysant son esprit par introspection cartésienne, que l’on fera de l’astronomie…
  • Application de la démarche déductive positiviste où le but est de trouver le vrai, référence absolue, et donc LA théorie scientifique validée comme vraie. G.B. Vico par contre rétabli l’équilibre aristotélicien, il remet la démarche scientifique sur ses deux jambes. Il utilise la 1° phase d’imagination, de création, et d’induction nécessaire à l’apparition des nouvelles théories sans rejeter la 2° phase qui suit, caricaturée par Descartes. Dans cette 2° phase il s’agira de s’assurer de la vraisemblance de la théorie mais sans prétendre atteindre la vérité absolue, le point fixe. On retrouve donc très clairement ici à la fois Bachelard avec sa flamme vacillante des connaissances, Kant et K. Popper avec la maison sur pilotis et à nouveau K. Popper avec son critère de réfutabilité des théories –qui va plus loin que G.B. Vico-, et bien sûr la Systémique actuelle.
Sur ce point il faut citer G.B. Vico : « Pour éviter l’un et l’autre défauts, je serais donc d’avis d’enseigner aux jeunes gens tous les arts et les sciences en formant leur jugement de façon complète, afin que la topique enrichisse leur répertoire de lieux communs et que, tout en même temps, ils se fortifient, grâce au sens commun, dans la prudence et l’éloquence, et s’affermissent, grâce à l’imagination et à la mémoire, dans les arts qui reposent sur ces facultés de l’esprit. Qu’ils apprennent ensuite la critique, et qu’ils jugent alors, sur nouveaux frais et avec leur propre jugement, les choses qu’on leur a apprises, et s’exercent à raisonner sur elles en soutenant les deux thèses opposées. » [VICO, GiamBattista, 2001, p 48 et 49]. Il s’agit bien de ne rejeter aucune des deux phases, mais au contraire de les exercer l’une et l’autre puis de revenir à la première en boucle rétroactive : c’est la dialogique d’E. Morin dès le XVIII° siècle…
Par ailleurs G.B. Vico réhabilite la praxis des grecs antiques. Pour Descartes la science doit être un ensemble de théories valides par elles-mêmes, par leurs logiques internes (autre forme d’internalisme), vraies dans l’absolu, comme l’est la géométrie. Dans l’approche vichienne, la science doit plutôt être le soutien d’une praxis, d’une pratique, une aide au praticien, comme c’est le cas de la biologie pour la médecine, (n’oublions pas que L. Von Bertalanffy était biologiste…).
Enfin G.B. Vico attache une très grande importance à la prudence, thème souvent repris dans cet essai. C’est la reprise de la phronèsis d’Aristote et de la prudencia des Romains comme le rappelle A. Pons. Pour Vico, le chercheur doit avancer dans le domaine du vraisemblable, et non du certain, face à un monde externe, et non interne, qu’il lui est imposé, qui le dépasse et qu’il ne maîtrise pas, mais qu’il tente –seulement et modestement- de comprendre avec prudence sans sauter trop vite à des conclusions en voulant s’appuyer sur l’évidence cartésienne. Enfin cette prudence est à opposer au doute cartésien. Le doute cartésien ne doit pas être rapproché de la prudence aristotélo-vichienne, il relève en réalité d'une démarche opposée : le doute cartésien est donné comme systématique, mais le problème est qu'il ne dure que le temps d'une phrase, il ne relève donc pas d'une démarche. En effet tout d'abord il disparaît comme par magie subitement dès la phrase suivante devant l'évidence (de quoi et pourquoi ?) ; ensuite la prudence s'inscrit dans une véritable démarche, une méthode, qui est la délibération, la dialogique, l'adoption de multiples points de vue, en l'occurrence ceux des autres sages (Aristote) ou des autres scientifiques (constructivisme) au cours d'une procédure de dialogique volontaire et suffisamment longue. Car « quand on délibère, on y met souvent beaucoup de temps; et l'on dit ordinairement que, s'il faut exécuter rapidement la résolution qu'on a prise après délibération, il faut délibérer avec lenteur et maturité. » [ARISTOTE, 1992 p 255].

SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (Darwin et Bachelard)

Benjamin de Mesnard

dimanche 30 novembre 2008

III) Théories alliées à la Systémique (Spinoza et Leibniz)


III-2-2) Spinoza (1632-1677)

(Réécrit le 11/08/2018)
 
Spinoza s’est particulièrement intéressé à la question de l’Âme, de l’Esprit et du Corps et à la question du pourquoi de l’existence du mal dans le monde. Cartésien au départ, il se livra à une critique approfondie de Descartes pour finalement prendre des positions holistiques et classées par certains à son époque comme athées, au sens où il ne croyait plus au dieu « humain trop humain » comme aurait dit Nietzsche, des religions chrétienne, juive, ou musulmane.
  • Un Dieu-Substance infinie immanent et non un Dieu « humain trop humain » transcendant : 
En effet pour lui dieu est une substance cause d'elle-même, infinie et unique, mais par conséquent dénuée d’humanité, d’amour, de haine, de colère, de volonté, etc. comme si souvent décrit dans les écritures dites saintes de ces religions qui, pour lui, n’ont été écrites que par des hommes. Dès le départ dans l’Éthique Spinoza expose clairement sa position : « J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » [SPINOZA, Baruch, L’Éthique , p 2, Flammarion]. « Dieu est la cause immanente, et non transitive, de toutes choses. » [Ibid, Prop. XVIII, p 16]. Cette substance unique est donc holistique, cause de tout ce qui existe : Âmes individuelles (mot que Spinoza évite soigneusement...), Esprits, Corps en Forme et Matière, elle est aussi cause d’elle-même. Dieu c'est la Substance infinie et la Substance infinie c'est Dieu, par extension, nous dirions aujourd'hui l’Univers voire le Multivers… mais il n'est pas évident que cela judicieux... Pour lui, tous les corps, y compris le corps et l’esprit humain qui ne font qu’un, sont des composés de substances à des degrés divers, issus de la substance unique. C'est un Dieu-Substance infinie immanent et non transcendant, opposition radicale avec les religions judéo-chrétiennes et musulmanes…
Il était particulièrement critique à l’égard d’Aristote pour ses Essences et ses Formes Substantielles qui selon lui ne décrivent rien et n’éclairent pas sur les propriétés des corps, à l’image de « vertu dormitive » de l’opium qui n’explique rien pour Molière. Il se référait souvent à l’atomisme ancien –et non à l’atomisme de son époque- car ils lui paraissaient plus rigoureux et plus détachés des superstitions.
  • L’Équifinalité/Homéostasie avec trois siècles d’avance : 
Il admet la Cause Première, et la cause Efficiente, au sens du Dieu-Substance infinie spinozien, fort différente au demeurant de l’Intention de l’ingénieur humain :
« Corollaire I : Il suit de là que Dieu est la cause efficiente de toutes les choses qui peuvent tomber sous une intelligence infinie. 
Corollaire II : Il en résulte, en second lieu, que Dieu est cause par soi, et non par accident. 
Corollaire III : Et, en troisième lieu, que Dieu est absolument cause première. ». [Ibid, Prop. XVI, p 14, Flammarion].
Cela lui évite de retomber dans les problématiques téléologiques aristotélicienne puisque le Dieu-Substance infinie n'a pas de volonté. Son explication rappelle d’une manière frappante le Forme spatio-temporelle de la Systémique déjà évoqué ici en (III-2-1), précisément en traitant… d’Aristote. Elle ne fait pas appel à une Intention divine de type volonté divine ressemblant par trop à une volonté humaine des religions monothéistes , car pour lui, Dieu n’a pas de volonté, mais est cependant bien substance infinie cause de tout, et en particulier de lui-même, il y a donc bien de ce fait une « production divine » mais qui ne présente aucun caractère humain (ni volonté, but, sentiments, perception, envie, intelligence,…). Il évacue ainsi la Cause Finale d’Aristote pour introduire quelque chose qui se rapproche étonnamment de l’Équifinalité/Homéostasie systémique ! De même, il se trouve alors -avec trois siècles d’avance- en opposition radicale avec Hegel et Marx : l’Histoire n’est pas orientée, elle n’a pas de but, pas de fin, les millénarismes ne sont plus possible. Tout ce que l’on peut dire, c’est que le Dieu-Substance infinie EST, il EST entièrement, de tout temps puisqu’il EST le Temps autant que l’Espace.
  • Par delà le Bien et le Mal (en soi), il y a le bon et le mauvais (pour soi) : 
Ces explications de Formes spatio-temporelles sont particulièrement développées dans ses lettres avec Blyenbergh, qui, lui, raisonne dans le temps et dans une approche dialectique : avant la faute/ après la faute d’Adam au sujet du Mal. Blyenbergh décrit alors bien quel problème cela pose : si Dieu est tout-puissant et que la volonté humaine est illusion, alors le Mal vient directement de Dieu, mais comment cela est-il possible puisqu’il est infiniment bon ? Il se voit opposer par Spinoza que Dieu -au sens de Spinoza- ne peut « pousser » au mal ses propres créatures que nous sommes puisque celles-ci sont une émanation de la substance infinie unique (le Dieu-Substance infinie) en quelque sorte « d’un seul coup », entièrement mais sans notion du temps humain. Il précise d’ailleurs que la volonté et la liberté de choix d’un individu sont « vus » (mais il n’a le sens de la vision...) de Dieu-Substance infinie comme une illusion puisque l’ensemble des actes de cet individu étaient compris dans la substance unique infinie d’origine : c’est bien une description de la Forme spatio-temporelle. Gilles Deleuze le résume fort clairement : « Pas de Bien ni de Mal du point de vue de la nature pour une raison très simple c’est que dans la nature il n’y a que des compositions de rapport. La nature c’est précisément l’ensemble infini de toutes les compositions de rapport. » [DELEUZE, Gilles, cours du 20/01/1981, Paris 8°]. En passant on note la similitude entre les rapports et les changements de rapports dans une « nature particulière » de Spinoza d’avec les états et changements d’états dans un système, quatre siècles avant la Systémique… Il n’y a donc pas de Bien ou de Mal en soi, mais du bon ou du mauvais pour moi. Ce qui est bon pour moi (un aliment qui convient à ma nature par exemple) augmente ma puissance, me rends plus fort, et me rempli de passion de joie ; ce qui est mauvais pour moi, (du poison par exemple) diminue ma puissance, ma rends plus faible et me livre à une passion triste. Là encore Spinoza devance la Systémique d’une manière frappante : un système peut recevoir de son environnement une entrée (un « input ») qui peut soit le stabiliser, le « nourrir », améliorer son équilibre dynamique ponctué ; soit, au contraire le déstabiliser, voire le détruire en l’éloignant de ses équilibres dynamiques possibles. Ainsi manger de la viande sera mauvais pour un herbivore mais bon pour un carnivore. Pour une plante, trop ou insuffisamment de soleil sont mauvais, il lui faut juste le bon niveau d’ensoleillement. On retrouve les concepts d’ergodicités et de plages d’équilibres dynamiques ponctués et de domaine de stabilité d’un système vu par exemple en (II-4-1). Il n’y a donc pas de bon/Bien ou de mauvais/Mal dans l’absolu, c’est l’erreur des  religions monothéistes ou encore du Marxisme avec les camps du Bien (la classe ouvrière) et le camp du Mal (personnifié par « le » Capital). Spinoza ira jusqu’à préciser que le concept du Mal n’est qu’une invention humaine, dans une perspective humaine, indifférente à la substance unique infinie, Dieu-Substance infinie, puisque celle-ci ne raisonne pas, ne sent pas, etc. comme nous (humain, trop humain… !). En passant on peut noter que « Bien » et « Mal » sont les représentants typique des hypostases alias personnalisations dénoncées par Simone Weil, ce sont ces mots vides munis de majuscules : « Mais qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification, pour peu que les circonstances y poussent, les hommes verseront des flots de sang, amoncelleront ruines sur ruines en répétant ces mots, sans pouvoir jamais obtenir effectivement quelque chose qui leur corresponde ; rien de réel ne peut jamais leur correspondre, puisqu'ils ne veulent rien dire. » [WEIL, Simone, « Ne recommençons pas la guerre de Troie » en 1937, Œuvres, Ed. Quarto Gallimard, p 473], vision ô combien prophétique !

  • La question du déterminisme de Spinoza :
Mais cela montre également que Spinoza était en apparence un tenant du déterminisme : « PROPOSITION XXVIII Tout objet individuel, toute chose, quelle qu'elle soit, qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n'est déterminée à l'existence et à l'action par une cause, laquelle est aussi finie et a une existence déterminée, et cette cause elle-même ne peut exister ni être déterminée à agir que par une cause nouvelle, finie comme les autres et déterminée comme elles à l'existence et a l'action ; et ainsi à l'infini. ». [Ibid, Prop XXVIII, p 20]. Le problème classique posé par le déterminisme est que celui-ci interdit par définition toute liberté à l’Homme. Or Spinoza est un fervent défenseur de ces libertés, mais cela n’est qu’un paradoxe apparent, « et ainsi à l’infini » a été souligné volontairement dans cet essai pour montrer la clé de cette liberté humaine. Tout d’abord pour le Dieu-Substance infinie spinozien il n'y a pas de « avant/après » car il EST le Temps même, tout comme l'Espace. Par conséquent, pour ce Dieu-Substance infinie, la chaîne des causes infinie est « maîtrisable », et donc donne un monde réel (et par conséquent lui-même !) déterminé pour lui. Mais cela ne suppose en rien que le réel est déterminable par l’être humain. En fait Spinoza exposait avec son vocabulaire et ses connaissances de son temps ce qui fait le caractère indéterminé du réel pour nous. Aujourd’hui, nous parlons de l’impossibilité de vaincre le problème de la sensibilité aux conditions initiales d’un système vu en (II-4-1-g) ou de l’indéterminisme de la Théorie Quantique avec l’incertitude d’Heisenberg. Avec cette précision « et ainsi à l’infini » de Spinoza, son propos ne semble pas contradictoire avec l’indéterminisme découvert par les connaissances modernes.
  • La question de la liberté individuelle : 
Par contre, Spinoza admet qu’un homme puisse être libre, mais encore faut-il définir ce terme  : « J'ai appelé libre celui qui se gouverne par la seule raison. Quiconque, par conséquent, naît libre et reste libre n'a d'autres idées que des idées adéquates, et partant il n'a aucune idée du mal (par le Coroll. de la Propos. 64, part. 4), ni du bien (puisque le bien et le mal sont choses corrélatives). ». [Ibid, Prop. LXVIII, p 162]. Cette liberté par la raison, la connaissance qui mème aux bonnes choses pour soi rejette donc l’existence du « Bien et du Mal en soi » chrétien pour aller « par delà » comme l’a dit Nietzsche et n’accepter que le bon et le mauvais pour soi, être particulier. Le bon générant la joie et le mauvais la tristesse.
La liberté pour un être humain consiste pour Spinoza à persister dans son être, dans son essence : « L'homme libre, c'est-à-dire celui qui vit suivant les seuls conseils de la raison, n'est point dirigé dans sa conduite par la crainte (par la Propos. 63, part. 4), mais il désire directement le bien (par le Coroll. de la même Propos.), en d'autres termes (par la Propos. 24, part. 4), il désire agir, vivre, conserver son être d'après la règle de son intérêt propre ». [Ibid, Prop. LXVII, p 162 ]. En passant on pourra noter que cette définition rejoint d’une part celle d’Aristote (persister dans son être), d’autre part celle du surhomme de Nietzsche, mais également celle d’Ayn Rand avec sa thèse volontairement provocante de la liberté par l’égoïsme philosophique. Pour Spinoza, tout comme pour Ayn Rand, la liberté ne peut exister qu’en obtenant des autres le respect de ses intérêts propres… La première action des états totalitaires ne consiste-il pas à spolier les gens en leur niant tout droit de propriété, avant de leur refuser tous les autres droits ? Dans cette ligne Spinoza a ainsi très logiquement défendu la liberté de pensée dans un état libre dans son Traité théologico-politique.
On est là encore sur un concept clé de Spinoza : bien que l’être humain soit issu de la substance Dieu-Substance infinie primordiale infinie et unique, sa liberté peut exister s’il suit la raison, c’est à dire s’il respecte sa nature propre en allant vers les choses bonnes et en évitant le mauvaises pour lui. La connaissance, la raison sont donc les clés de notre liberté, nous amenant aux passions de joies et non aux passions tristes. Spinoza qualifie ainsi de bon celui qui est libre, raisonnable, puissant, fort et joyeux: on retrouve donc ici la future définition du surhomme chez Nietzsche. A l’inverse, il qualifie de mauvais, l’esclave, l’insensé, l’impuissant, le faible triste:  « celui qui vit au hasard des rencontres, se contente d’en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui révèle sa propre impuissance. (…) Comment ne pas se détruire soi-même à force de culpabilité, et ne pas détruire les autres à force de ressentiment, propageant partout sa propre impuissance et son propre esclavage, sa propre maladie, (…) Voilà donc que l’Éthique, c’est à dire une typologie des modes d’existence immanents, remplace la Morale, qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes. » [DELEUZE, Gilles, Spinoza Philosophie Pratique, p 35, Les Éditions de Minuit, 1983]. On comprend alors pourquoi, tant chez Spinoza que chez Nietzsche, la religion chrétienne soit qualifiée de religion des faibles. De cela, certains pourraient en déduire que si un individu n’est pas capable de faire preuve de raison et de force en se livrant par conséquent à des passions tristes via des choses mauvaises pour lui, il faut alors l’obliger à éviter ces choses qui ne sont pas bonnes pour lui par un certain nombre de lois et de règlements, une surveillance policière et des punitions diverses en cas de non-respect du « bien commun ». Or cela n’est plus la liberté, libre choix de l’individu d’aller vers les passions de joie et les choses bonnes pour lui, cela s’appelle la coercition exercée par un Léviathan... Le résultat sera donc précisément à l’opposé de celui soit-disant recherché en faisant des citoyens des esclaves aux passions tristes ! Deleuze résume fort bien cet oxymore venant aussi bien d’une Église que d’un État : « La théologie considère au moins que les données de l’Écriture sont des bases pour la connaissance, même si cette connaissance doit être développée de manière rationnelle, ou même transposée, traduite par la raison : d’où l’hypothèse d’un Dieu moral, créateur et transcendant. Il y a là, nous le verrons, une confusion qui compromet l’ontologie toute entière : l’histoire d’une longue erreur où l’on confond le commandement avec quelque chose à comprendre, l’obéissance avec la connaissance elle-même, l’Être avec un Fiat . La loi, c’est toujours une instance transcendante qui détermine l’opposition des valeurs Bien-Mal, mais la connaissance, c’est toujours la puissance immanente qui détermine la différente qualitative des modes d’existences bon-mauvais. » [DELEUZE, Gilles, Spinoza Philosophie pratique, p 37, 1981]. Et Deleuze continue page suivante par deux passages de toute beauté : « Spinoza dans toutes ses œuvres ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l’homme aux passions tristes ; l’homme qui exploite ces passions tristes, qui a besoin d’elles pour asseoir son pouvoir ; enfin, l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les passions de l’homme en général (il peut les railler autant que s’indigner, cette raillerie même est un mauvais rire). L’esclave, le tyran, et le prêtre… trinité moraliste. » On pourrait dire aussi « le prêtre ou le commissaire politique »… Et il continue : « Le tyran a besoin de la tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes tristes ont besoin d’un tyran pour subvenir et propager. Ce qui les unit de toute manière, c’est la haine de la vie , le ressentiment contre la vie. ». On ne peut s’empêcher alors d’évoquer « La Haine du Monde » de Chantal Delsol, le mouvement des soit-disant indignés et les très soumis « insoumis » aux passions tristes...
  • Rejet de Descartes de son concept d’Étendue et de son dualisme idéaliste : 
Il rejetait par conséquent le dualisme de la séparation du Corps et de l’Esprit de Descartes pour soutenir -tout comme Aristote- que les êtres formaient donc un tout indissociable. Dans l’Éthique il est quelque peu ironique -lui aussi- sur la question de la glande pinéale « de ce grand homme » Descartes : « Je ne puis assez m'étonner que ce philosophe, qui a pris pour règle de ne tirer des conclusions que de principes évidents par eux-mêmes, et de ne rien affirmer qu'il n'en eût une conception claire et distincte ; qui d'ailleurs reproche si souvent à l'école d'expliquer les choses obscures par les qualités occultes, se contente d'une hypothèse plus occulte que les qualités occultes elles-mêmes. Qu'entend-il, je le demande, par l'union de l'âme et du corps ? Quelle idée claire et distincte peut-il avoir d'une pensée étroitement unie à une portion de l'étendue? Je voudrais au moins qu'il eût expliqué cette union par la cause prochaine. Mais dans sa philosophie la distinction entre l'âme et le corps est si radicale qu'il n'aurait pu assigner une cause déterminée ni à cette union ni à l'âme elle-même, et il aurait été contraint de recourir à la cause de l'univers, c'est-à-dire à Dieu. Je voudrais savoir aussi combien de degrés de mouvement l'esprit peut donner à cette glande pinéale, et avec quel degré de force il peut la tenir suspendue. ». [Ibid, V° partie, p174-175]. De même, l’Étendue cartésienne est incompatible avec la substance spinozienne. Spinoza peut sembler proche des matérialistes avec sa substance unique, puisque les matérialistes soutiennent également une forme de monisme : la matière seule explique tout, il n’y a rien d’autre que la matière, pensée, esprit, ou conscience n’étant que des illusions, au mieux des artefacts. Cependant, bien que cela doivent faire l’objet d’autres débats, la substance de Spinoza est clairement différentes car pour lui, elle est à la fois Matière et Forme et donc aristotélicienne, et non Matière seule.



III-2-3) Leibniz (1646-1716)

Vu par certains à tort comme le continuateur de Descartes, il rêvait comme Raymond Lulle d’un Langage Universel et d’une Paix Universelle. Dans sa monadologie il décrit les rapports du microcosme avec le macrocosme :
Extraits :
Citations I Monadologie :
Toute substance ou monade est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou encore de tout l’Univers, qu’elle exprime chacune à sa façon. Chaque monade est comme un miroir vivant, doué d’actions internes, représentatif de l’univers, suivant son point de vue, et aussi réglé que l’Univers même.
De la même manière : Chaque âme connaît l’infini, connaît tout, mais confusément.
1. La Monade, dont nous parlons ici, n’est autre chose qu’une substance simple qui entre dans les composés; simple c’est-à-dire sans parties.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
3. Or là où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue ni figure, ni divisibilité possible ; et ces Monades sont les véritables atomes de la nature et en un mot les éléments des choses.
4. II n’y a aussi point de dissolution a craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement.
5. Par la même raison il n’y en a aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.
6. Ainsi on peut dire que les Monades ne sauraient commencer ni finir que tout d’un coup ; c’est-à-dire elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation, au lieu que ce qui est composé commence ou finit par parties.
7. II n’y a pas moyen aussi d’expliquer comment une Monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature, puisqu’on n’y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là-dedans, comme cela se peut dans les composés où il y a du changement entre les parties. Les Monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher ni se promener hors des substances comme faisaient autrefois les espèces sensibles des scolastiques. Ainsi, ni substance ni accident ne peuvent entrer de dehors dans une Monade.

Fin de l’extrait.

Cet extrait de l’œuvre de Leibniz sur les Monades montre la reprise du thème du tout supérieur aux parties (les Monades) analysées au niveau le plus élémentaire possible, que Démocrite appelait « atomes » et que nous appellerions probablement « quark » aujourd’hui. Cependant, Leibniz est plus proche des approches atomistes, considérant que les monades étaient exclusivement des atomes, là où la Systémique peut considérer des systèmes complexes. D’autre part, Leibniz a raisonné en croyant qu’une Monade devait être absolument fermée au monde extérieur pour survivre, la Systémique dirait conserver sa structure. A l’inverse, les systèmes de la Systémique doivent être ouverts pour se maintenir en équilibre dynamique contre le deuxième principe de la thermodynamique, l’entropie.
Leibniz a construit un modèle à deux mondes, deux niveaux. Le premier niveau est constitué des « replis » de la matière, le second est constitué des « replis » de l’âme. « L’étage des replis de la matière, c’est comme le monde du composé, du composé à l’infini, la matière n’en finit pas de se replier et de se déplier, et l’autre étage, c’est l’étage des simples. Les âmes sont simples. » (Deleuze, cours du 16/12/1986). Il faut naturellement rapprocher ce modèle à deux étages de ceux plus récents à trois mondes de K. Popper, ou encore K. Boulding avec 8 niveaux de réalité identifiés/découpés (voir en (II-5-4-a)). K. Popper n’a finalement fait qu’ajouter un troisième niveau aux deux de Leibniz avec celui des créations de l’esprit humain. Il donc frappant de voir l’avance qu’a pris Leibniz sur Descartes, même si on peut critiquer aujourd’hui sa théorie des Monades, qui font cependant figure de prémonition (critiquable) à la lumière de la Systémique actuelle.
Par ailleurs, Leibniz a inventé l’approche par de multiples points de vue, insistant par exemple sur le fait que l’on ne peut pas aborder, une ville par un seul côté ou d’un seul emplacement si l’on veut la connaître : « comme une ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade » [LEIBNIZ, La Monadologie, Édition Bertrand, 1886, p 74].
Enfin pour Leibniz, comme le dit J. Bouveresse (conférence du 19 novembre 1998 à l'Université de Genève) : « le temps, l'espace et les nombres ne sont pas des réalités supplémentaires, ils constituent simplement des systèmes de possibilités auxquels sont subordonnées non seulement les choses qui existent réellement, mais également toutes celles qui n'existent pas, mais pourraient éventuellement exister. ». Approche anti platonique rappelant la Systémique.
Cependant, certains pourraient ranger Leibniz dans les théories opposées à la Systémique car –malheureusement- les Monades sont aussi interprétables comme une approches purement atomistique, proche sur beaucoup de points de Démocrite et par là même anti Systémique.

SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (Pascal et Vico) 

Benjamin de Mesnard

dimanche 16 novembre 2008

III) Théories alliées à la Systémique (Aristote)

III-2) Théories apparentées à la Systémique :
III-2-1) Aristotélisme

Aristote est à la fois le philosophe de l’ontologie et du concept systémique, bien qu’il existe une différence entre Aristote et la Systémique sur le concept de finalité. Par contre sur beaucoup d’autres aspects on ne peut être que confondu par la clairvoyance de ses développements sur l’être, la forme et la matière. Il faut rapprocher ceux-ci, moyennant les réserves du (III-2-3), des Holons, du système de la Systémique, de l’organisation, et bien sûr de la sentence « le tout est supérieur à la somme des parties » qui rejette Descartes, idéalistes et matérialistes dans l’autre camp de la philosophie.
Un autre point sur lequel Systémique et Aristote se rapprochent… et divergent, est la réintroduction de la finalité. Aristote croyait à la finalité cause première et cause finale, c’est-à-dire à la finalité comme force capable d’attirer à lui l’Être en devenir. La Systémique ne peut pas bien sûr accepter ainsi un tel concept car par trop problématique, sauf dans le cas de systèmes artificiels intentionnels. Mais la Systémique a bien réhabilité le concept de finalité tel que décrit plus haut sous ceux d’ergodicité et d’équifinalité. 
Enfin Aristote employait le terme « abstraction » dans l’acte de connaissance. Dans l’acte de connaissance, nous faisons une abstraction d’après l’image de l’objet perçue par nos sens. Pour reconnaître cette personne qui marche devant moi dans la rue, des images que je reçois en regardant ce personne j’abstrais qu’il s’agit de Socrate. Mais, en rattrapant cette personne, je peux alors m’apercevoir que j’ai fait erreur et que donc mon abstraction était fausse. Dans cette description de l’acte de connaissance par Aristote on retrouve déjà les prémisses de la Systémique : l’abstraction d’Aristote n’est pas autre chose en effet que la construction du constructivisme épistémologique. On peut ajouter que contrairement à ce que croyait Platon, le sujet ne se contente pas de recevoir passivement une image copie conforme de l’objet. En réalité le sujet va devoir abstraire/construire dans sa tête ce qu’il croit comprendre de l’objet qu’il a devant lui.
Ainsi se dessine une nouvelle ligne de fracture en philosophie, qui semble plus pertinente aujourd’hui que celle identifiées dans le passé. Nous reviendrons plus loin sur cette nouvelle ligne de séparation.
  • Liens conceptuels entre Aristote et Systémique :
Aristote
Systémique
Signification
ÊtreSystèmeChoix arbitraire du niveau N ontologique choisi par le chercheur.
FormeStructure du réseau d’inter-relationsRéseau d’inter-relations entre les sous-systèmes composants l’Être-Système.
MatièreSous-systèmes *Les systèmes de niveau N-1
PuissanceCapacité ou disposition de l’Être-SystèmeCapacité ou disposition de l’Être-Système à se modifier, s’éco-auto-ré-organiser, s’adapter, ou à simplement agir face à un environnement changeant.
ActePassage à un nouvel étatL’état nouveau de l’Être-Système après avoir agit, s’être modifié, éco-auto-ré-organisé, ou adapté.
Émergence de nouvelles FormesÉmergence systémique substantielle ou accidentelleÉmergence à un certain niveau de système de propriétés/ comportements/ etc.… nouveaux non calculable et prévisibles depuis les niveaux inférieurs
L’acte de connaissance est une abstractionL’acte de connaissance est une constructionLe sujet est actif, il abstrait, (re)construit dans sa tête l’objet étudié en faisant des erreurs, des approximations pouvant être graves le cas échéant.
Cause accidentelle (Accident)Émergence accidentelleComportement transitoire nouveau (l’émergence) entre deux états dynamiquement stables, non-être : correspond au verbe « estar » en espagnol.
Cause Formelle (Substance)Émergence substantielleÉmergence ontologique, apparition d’un être (un étant) dynamiquement stable et non transitoire : correspond au verbe « ser » en espagnol.
Cause FinaleSystème résultat d'une IntentionCause Finale divine pour les êtres naturels et humaine pour les machines chez Aristote. Systèmes Intentionnels pour la systémique, deux approches différentes bien qu'ayant des points communs... Un débat central.
MétaphoreModélisation AnalogieRecours à la métaphore comme outils de discussion/ raisonnement/ dialogue entre sages. Les modèles systémiques de même sont un moyen d'approcher le réel par analogie.
Phronésis (Prudence)Prudence constructiviste (JB Vico)Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote, l'un des cinq moyens de parvenir à la vérité, par la délibération prudente.
Dialogue entre sagesDialogique (E. Morin)Lié à la prudence : l'homme prudent délibère avec ses pairs afin de soupeser les possibles contingents et prendre une décision, c'est à dire passer à l'action.
Juste Milieu (médiété)Le « Ni-ni » : ni matérialiste ni idéalisteDans la Politique Aristote défend le juste milieu des opinions ou jugements modérées loin des extrémismes. De même la systémique défend via la prudence et les approches par multiples points de vues des positions modérées et prudentes loin des extrêmes et des extrémistes.
Aristote apporte une distinction intéressante entre Être (composé de Forme et de Matière) et Forme. Cette distinction n’est pas identifiée clairement ni dans le structuralisme qui a tendance à confondre les deux, ni dans la Systémique qui identifie mieux la séparation qui existe entre le système complet lui-même et le réseau d’inter-relations qui le compose, mais sans nommer ce réseau. Ce qu’Aristote nomme Forme semble être un bon candidat pour désigner ce réseau d’inter-relations informationnel, comme d’ailleurs le nomme précisément Aristote par in-forme.

Note * : Il faut noter aussi qu’Aristote dit « que chaque ordre inférieur est pour l’ordre supérieur une matière à laquelle celle-ci donne une forme ». Cette pensée est tout à fait remarquable et la profondeur de celle-ci révèle à quel point Aristote avait anticipé la Systémique. Thomas d'Aquin, commentateur d'Aristote, dit ainsi dans la Somme contre les Gentils, livre III : « le tout est en effet toujours meilleur que les parties et il en est la fin », où l'on retrouve la double idée du tout supérieur à la somme des parties, et de la téléonomie donnée par l'étude du tout, du système « complet » et non de ses sous-ensembles séparés. En passant ici on comprend mieux pourquoi Descartes et les Positivistes rejettent logiquement à la fois la finalité et l'approche globale car elles vont de pair.
Enfin il faut noter cette citation de J. Brun : « La forme ne fait finalement qu’un avec l’essence, en tant que telle elle est ce moteur immanent qui dirige chaque chose vers une fin, toute activité motrice est donc par elle-même téléologique. » [BRUN, Jean, 1983]. En effet la Systémique reconnaît bien ce rôle (mettons un instant le débat sur la finalité de côté) dans les différentes actions/ rétro-actions avec ou sans retard de ces réseaux d’inter-relations qui font émerger à un moment donné une ergodicité et une équifinalité par l’apparition d’un nouvel équilibre dynamique ponctué non-linéaire.

Puissance et Acte sont un moyen commode trouvé par Aristote pour intégrer l’influence de la flèche du temps que le Structuralisme a toujours eu du mal à maîtriser et que le Positivisme a vigoureusement rejeté puis ignoré. La Systémique a sur ce plan nettement mieux réussi, ayant bien étudié et décrit la problématique de l’évolution des systèmes, par sélection naturelle ou artificielle ou par intention. Aristote a par contre considéré ces évolutions possibles uniquement par intention, c’est la thèse de la cause finale ou à l’inverse la cause première, qui par intention divine devient cause finale.

La Forme d’Aristote est une structure non pas seulement spatiale, comme l’a cru le structuralisme, mais spatio-temporelle, ce qui permet de résoudre d’un seul coup le problème de l’évolution dans le temps des structures ou systèmes. La puissance d’un être-système est le moyen qu’utilise Aristote pour introduire ce concept et faire comprendre qu’il faut penser à la Forme en termes d’espace mais aussi de temps.
  • Analyse des différentes de causes chez Aristote par rapport à la Systémique :
a) Cause Matérielle :
C’est ce dont une chose est faite, sa matière non formée, matière brute c'est-à-dire sans forme.
b) Cause Formelle :
C’est ce qui donne sa forme à la matière, c’est le modèle, le plan, le moule, l’information, le programme... c’est la définition de l’émergence substantielle Systémique.
c) Cause Efficiente :
C’est la cause motrice, l’origine de la forme ou de l’objet, c’est l’inventeur de l’objet. Tout comme la Cause Finale, la Cause Efficiente ne pose aucun problème de fond pour un objet artificiel intentionnel –l’inventeur est un être humain- mais en pose naturellement un pour les objets ou les êtres naturels.
d) Cause Finale :
C’est le pourquoi de l’existence de l’objet, ce pourquoi il a été inventé ou créé. La Cause Finale qui apparaît est l’expression de l’intention qu’avait l’inventeur de l’objet lorsqu’il a établi les plans (la Forme) de celui-ci. C’est l’objet du Constructivisme épistémologique, c’est l’Ingenium de J.B. Vico. La Cause Finale pose cependant clairement le débat sur l'intentionalité, concept clé s'il en est sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.
e) Multiplicité des causes :
Il faut souligner ici qu'Aristote emploie ici « cause » au singulier car au sens générique du terme et non au sens d'une cause particulière. Alors que Descartes s'est spécialisé dans la recherche de la cause unique, singulière, véritablement à l'origine du phénomène étudié dans le but de mettre de côté toutes les autres qui n'interviennent pas; Aristote tout comme la Systémique accepte qu'il y ait de multiples causes à l'origine de ce phénomène. Les interactions entre ces différentes causes pouvant alors rendre très complexe le phénomène observé, rendant malaisé sa compréhension, surtout par un esprit cartésien s'obstinant à ne tenir compte que d'une seule et en ne voulant pas tenir des autres.
  • Analyse des différents aspects de l’Être :
a) L’Être comme catégorie : les catégories sont les modes de l’être, elles sont irréductibles. Aristote en donne une liste fixée à dix termes : essence, quantifié, qualifié, relatif, quelque part, à un moment, se trouver dans une position, avoir, agir, pâtir.

b) L’Être des quatre causes vues ci-dessus.

c) L’Être en Puissance et en Acte. Il différencie déjà le possible de la puissance -le possible n’est pas réel- et tout ce qui est en puissance n’est pas forcément possible. Exemple : un être ne réalise pas dans sa vie tout ce qu’il lui était potentiellement capable (puissance) de réaliser, certaines lui sont restées impossibles bien que en puissance du fait de certaines contraintes circonstancielles rencontrées au cours de sa vie.

d) L’Être comme Vrai. C’est un aspect occulté par Aristote, car il conçoit le vrai comme issu d’une affection de la pensée, qui unit et sépare les choses, et non comme une propriété de l’Être lui-même.

e) L’Être au sens d’accident. Sa cause est indéterminée, car c’est le hasard qui préside aux accidents des ses essences. Pour Aristote il n’y a pas de science de l’accident, car la science s’occupe de ce qui est soit universel, soit habituel.
  • Remarques sur les concepts d’émergences :
a) L’émergence accidentelle est à rapprocher de la cause accidentelle chez Aristote, apparition transitoire d’un phénomène non prévisible ou calculable au vu des sous-systèmes de niveaux inférieurs. Résultat d’un concours de circonstances fortuites, qui aura peu de chances de se répéter pendant la période d’observation.

b) L’émergence substantielle est à rapprocher de la cause Formelle, apparition stable (dynamiquement à travers un équilibre ponctué bien entendu), ayant tendance à se produire à nouveau chaque fois que des circonstances identiques (gradients de températures par exemple) se présentent à nouveau. Cette apparition là encore n’est pas prévisible, n'est pas calculable lors de l’étude des sous-systèmes du ou des niveaux inférieurs, même si elle devient prévisible par ses répétitions à conditions identiques. On entre-aperçoit ici la différence –que ne fait pas Descartes et l’Empirisme- entre cause calculable et prévisibilité. Ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas calculable ou n'est pas le résultat d’une cause cartésienne unique et isolable, que cette chose n’est pas prévisible.

c) La Systémique par contre ne rejette en rien la cause accidentelle, comme peuvent le soutenir -tel S. Shoemaker à propos de J. Kim- qui défendent en réalité des positions réductionnistes pour tenter de rejeter le concept d’émergence, même sous une présentation nouvelle, quelle soit néopositiviste ou autre. S. Shoemaker défend ainsi l’idée que des dispositions « d’entités microphysiques » sont latentes dans le ou les niveaux inférieurs, expliquant la soi-disant émergence au niveau supérieur, pur épiphénomène. En positionnant l’émergence accidentelle (épiphénomène sans intérêt) comme seul type « d’émergence » possible, par rejet de l’émergence Formelle, ces réductionnistes/ matérialistes/ idéalistes croient pouvoir prendre comme argument que la Systémique ne défend que l’émergence substantielle, en niant l’accidentelle, qui existe pourtant d’une manière incontestable (bien que pour eux épiphénomène), ceci dans le but de d’invalider la Systémique.
  • Analyse du remplacement du finalisme aristotélicien par les propriétés du système :
Le finalisme, et en particulier la Cause Finale d’Aristote, soutient que tout système naturel, comme les artificiels, obéit à une ou plusieurs finalités. Ces finalités ont été pour Aristote assignées et crées par des causes finales dont la quintessence est la Cause Première seule capable d’expliquer les comportements d’apparences finalistes des êtres et systèmes naturels. Les débats ont été et sont toujours violents sur cette question à laquelle la Systémique veut apporter une réponse par les phénomènes décrits plus haut : équifinalité, équilibres dynamiques, ergodicité, etc.… Il s’agit moins de faire ici de l’idéologie anti-cause finale ou anti-aristotélicienne pour la Systémique que de tenter de remonter aux « vraies » causes des comportements des systèmes naturels étudiés. La cause finale par ses conséquences fatalistes a en effet longtemps bloqué l’avancée des sciences. L’esprit humain est effet empêché d’aller plus loin, dès lors qu’une cause finale ad hoc est invoquée pour expliquer tous comportements d’un système naturel.
Le tableau ci-dessous résume quels remplacements des explications finalistes par des explications systémiques ont eu lieu entre Aristote, Saint Thomas d’Aquin, et la Systémique :

Aristote et Thomas d’Aquin
Systémique
Cause efficienteCo-origination, Co-production par des réseaux spatio-temporels d’interrelations et boucles de rétro-actions donnant lieu à une émergence au niveau supérieur.
Cause finaleIngenuim de Vico, Constructivisme épistémologique, étude délibérée des finalités d’un système même s'il est naturel ou artificiel inintentionnel comme l'économie par exemple.
Intention divineIntention systémique
FinalitéÉquifinalité et ergodicité d’équilibres dynamiques ponctués non linéaires
CréationEco-Auto-Ré-organisation
  • Discussion de ces « remplacements de la finalité » :
a) Cause Finale et Rétroactions non-linéaires
La cause finale d’Aristote explique la propension d’un être à converger vers un état final toujours identique « comme si » cet état final futur attirait l’être-système vers celui-ci. La Systémique montre que grâce aux rétroactions existantes à l’intérieur du système ou encore entre celui-ci et son environnement, des boucles de rétroactions créent des états d’équilibres d’autant plus efficacement que ces rétroactions sont non-linéaires. Ces rétroactions sont alors capables dans un domaine limité (domaine d'ergodicité du système), comme on l’a vu, d’absorber, de limiter ou amortir les écarts entre les états initiaux possibles du système, ou bien encore les perturbations infligées au système, pour le ramener à un état d’équilibre. La cause finale a été rejetée sans réflexion par les positivistes au prétexte qu’une cause ne peut pas remonter le temps, qu’une cause doit toujours précéder sa conséquence. Ce rejet les a amené à passer à côté des boucles de rétroactions non-linéaires et des domaines d’ergodicité des systèmes… en bref de la Systémique.

b) Intention Divine et Intention Systémique
Cette cause finale chez Aristote correspond pour les Thomistes (Saint Thomas d’Aquin) à une intention divine qui, via la connaissance des états futurs de l’être-système, pilote celui-ci pour faire en sorte qu’il arrive à l’état final prévu, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de préprogrammé. L’intention systémique raisonne à l’identique pour les systèmes artificiels intentionnels où son concepteur humain joue le rôle de programmeur. Pour les systèmes inintentionnels (naturels ou artificiels comme l'économie ou la société) la Systémique reconnaît ce phénomène sous le nom d’Intention Systémique afin de correctement identifier ce phénomène mais sans tomber dans l’anthropocentrisme Thomiste. La Systémique observe et reconnaît (contrairement à Descartes) ce qu’elle nomme « attracteur étrange » mis à la mode avec les théories du chaos, et ce qu'elle nomme domaine d'ergodicité. Mais la systémique observe que s’il y a propension à retrouver un certain état d’équilibre dit final après une perturbation, celui-ci peut sembler correspondre à un programme, sans qu’une telle programmation existe pourtant réellement, et donc de programmeur.
La question de l'Intentionnalité est aujourd'hui encore une question centrale, par exemple en matière de politique et d'économie. Avec Aristote, il est sous-entendu que tout être-système vivant est le résultat de l'intention de son créateur, car tout être-système, artificiel ou naturel, a nécessairement un créateur. Or avec la Systémique moderne nous avons pris conscience avec Darwin que les systèmes naturels n'avaient pas forcément de créateur, Dieu, comme le soutiennent les Créationnistes. Avec la Systémique on peut se donner la possibilité de faire « comme si » il y avait une finalité concernant les organes ou les agissement d'êtres vivants, mais en gardant à l’esprit qu’il s’agit là d’une simple commodité. A l'inverse, tous les systèmes artificiels ne sont pas forcément intentionnels, c'est-à-dire pensés délibérément par un ingénieur visant une Cause Finale. Ainsi une voiture est sans aucun doute un système artificiel intentionnel, dirigé par une Cause Finale volonté des ingénieurs l'ayant conçue. A l'inverse, nos diverses sociétés ou cultures si complexes sont bien des systèmes artificiels (puisque de fait créés par l'Homme) mais aucunement résultat d'une Cause Finale, c'est-à-dire de l'intention de quiconque. Nos sociétés sont au contraire le résultat d'une longue histoire, de croyances, traditions, religions, cultures, guerres ou autres événements non écrits à l'avance, débouchant sur des situations économiques et sociétales qui auraient pu être tout autres... C'est ce que souligne F. Hayek, dans ses différents ouvrages en soulignant qu'il faut faire preuve de beaucoup de prudence -vichienne!- avant de partir « fleur au fusil » à vouloir modifier ainsi nos traditions, ou sociétés. C'est bien là toute la question de « l’ingénierie sociale », présomption fatale scientiste dénoncée par F. Hayek [ F. HAYEK, 1988] et également par K. Popper [K. POPPER, 1979]. En effet « l'ingénierie sociale » consiste à considérer que la société ou l'économie doivent impérativement être créés intentionnellement, délibérément, dans le but d'arriver à la société parfaite et à l'Homme Nouveau, car sinon les défauts observés dans la société ou l'économie actuelles ne se corrigerons jamais. Comme l'explicite K. Popper, on évoque bien ici les croyances scientistes du Marxisme, qui, partant de l'indignation fondée de K. Marx face aux abus de son époque, a cru pouvoir refonder totalement la société et l'économie par la croyance en une fin assignée de l'histoire (devenue Histoire) et donc une Cause Finale, intentionnelle, à savoir la dictature du prolétariat, nouveau paradis terrestre pseudo scientifique justifiant tous les totalitarismes et persécutions. De même on retrouve dans cette approche, celle symétrique du Nazisme, avec là aussi un avenir radieux, un fin assignée à l'histoire et un Homme Nouveau. Comme on le voit, les discussions sur la Cause Finale, sont loin d'être dépassées !

c) Finalité et Équifinalité - Ergodicité
Comme on l’a vu plus haut c’est ici qu’intervient l’Ergodicité d’un système, qui est cette propension à revenir à un état d’équilibre -dynamique en l’occurrence- après une perturbation. Cette capacité (puissance aurait dit Aristote…) vérifiable (réfutable !) et testable est alors qualifiée d’Équifinalité afin de bien faire comprendre que l’on se démarque des concepts de finalité et de finalisme aristotélicien pour s’inscrire dans l’observation des équilibres dynamiques dits « ponctués » permettant le retour à un ou plusieurs états dynamiquement « stables » dans un cadre d’évolution permanente. On peut évoquer l’image d’un homme qui marche en étant en état permanent de déséquilibre dynamique en vue de se maintenir dans l’état « final » ou plus exactement équifinal qui est la marche.

d) Création et Eco-Auto-Ré-organisation
On aborde alors à tout le débat (seulement évoqué ici) : création et créationnisme « religieux » contre éco-auto-ré-organisation et auto-organisation « athée ». L’éco-auto-ré-organisation systémique observe en effet que via une suite d’équilibres ponctués, le système peut évoluer pour se réorganiser en interne afin de mieux survivre aux fluctuations de son environnement, de son milieu, spontanément et sans avoir besoin d’une intervention extérieure humaine ou divine. Ceci s’expérimente en laboratoire avec par exemple les réseaux télécoms, les réseaux neuronaux artificiels (à condition d’être réétudié à la lumière de la Systémique et non du Positivisme), les flux de circulation automobiles, etc… On rejoint alors l’opposition étudiée plus loin entre immanence au plan systémique (ou animiste au plan religieux), versus transcendance plato-cartésienne au plan philosophique (ou monothéiste au plan religieux).
  • Analyse de la logique d’Aristote
Beaucoup assimilent à tort Aristote au positivisme parce que les syllogismes d’Aristote ont effectivement été à la base de la logique formelle (ici « formelle » n’a rien à voir avec la Forme d’Aristote).
Deux concepts ont été développés par Aristote :

a) Le syllogisme, et autres logiques : Tout A est B, or C est A, donc C est B.
On désigne par première : Tout A est B, par seconde : or C est A, par conclusion : donc C est B.
Il exact que le syllogisme a donnée naissance à la logique booléenne, logique formelle, logique des prédicats, etc. considérés comme faisant partie de la branche de la Logique des mathématiques, première des sciences « dures » pour A. Comte. Cependant, il ne faut pas oublier qu’Aristote a aussi développé d’autres sortes de logiques. Dans les Topiques : les syllogismes dialectiques, dont les prémisses sont probables et plus seulement vraies, et où il étudie méthodiquement toutes les formes de raisonnements autour de ces syllogismes dialectiques, en particulier certaines formes de discussions dialectiques dont les sophismes, paradoxes, etc.… Nous reviendrons sur ces syllogismes dialectiques plus loin en étudiant la Dialectique d’Hegel, puis d’Engels et Marx, qui n’ont rien à voir avec celle d’Aristote n’en déplaise aux matérialistes dialectiques qui se font valoir de la respectabilité de celui-ci pour soutenir leurs thèses (et antithèses…). Dans les réfutations sophistiques, Aristote traite des raisonnements volontairement déformés dans le but de manipulations. Enfin il a développé l’herméneutique, dans l’Organon, dont l’objet est l’étude des différents modes d’interprétation des textes, réutilisés récemment en Intelligence Artificielle, en Sémiotique et en Linguistique.

b) Logique dite analytique :
Principe d’identité : ce qui est, est. Noté (A=A),
Principe de non-contradiction : rien ne peut être et ne pas être. Noté (B ne peut être A et non A)
Principe du tiers exclu : tout doit soit être, soit ne pas être. Noté (B = A ou B = non A).
Cette dernière logique de part sa qualification d’analytique a suscité malencontreusement de vigoureuses attaques contre Aristote par J.L. Le Moigne et également A. Korsybski dans sa « General Semantic  ». Il vrai que celles-ci peuvent se comprendre dans le cas d’une lutte contre le positivisme régnant. Mais, par manque de connaissance d’Aristote, c’est l’ensemble de sa philosophie qui se trouve ainsi rejetée et qualifiée de cartésienne du fait de cette logique « analytique » et par conséquent comprise comme anti systémique. Ce rejet comme défendu dans cet essai est très dommageable car il fait passer à côté de tout le reste de cette philosophie, notamment sur les aspects de la Forme d’Aristote. Enfin, s’il est exact que cette logique est l’une des pierres de fondation pour Aristote, elle n’est que cela, et n’a jamais été positionné par ce philosophe comme pierre de clé de voûte comme l’ont fait Descartes et A. Comte. Comme on vient de le voir, Aristote a traité de nombreuses autres formes de logiques, adoptant ainsi une approche par multiples points de vue typiquement… systémique.
  • Analyse de l'Éthique d’Aristote [ARISTOTE, p240 à 268]:
Aristote cite 5 moyens de parvenir à la vérité : « ce sont l'art, la science, la prudence, la sagesse, et l'intellect. ». Après avoir rappelé que « toute connaissance qu'elle qu'elle soit est acquise, soit par induction, soit par syllogisme ». Il développe que les choses, les idées, théories contingentes ne peuvent être trouvées seulement par l'intellect. L'intellect pour Aristote ne peut trouver que les idées démontrables, ce qui est le cas des sciences, par les syllogismes. Pour les idées, théories, etc... contingentes, c'est à dire non démontrables directement et qui relèvent du domaine de l'induction, seule la prudence au cours d'une délibération, d'un dialogue -on retrouve la dialogique d'E. Morin- entre sages peut permettre d'avancer en vue de retenir l'hypothèse ou l'option qui semble la meilleure et cela dans le but de l'action. On se rapproche ainsi d'une manière nette de la dialogique projective du constructivisme épistémologique. Ce qui est normal dans la mesure où Aristote raisonne dans un cadre téléologique où le chercheur (ici le sage) doit rechercher la finalité d'un être ou d'une chose, tout comme la systémique va chercher l'équifinalité d'un système. Enfin, pour Aristote, « la tempérance sert à sauvegarder la prudence. C'est bien elle en effet qui sauve et soutient nos jugements pratique. ». C'est ce mode de vie, la tempérance, qui permet de rester suffisamment « stable » pour conserver ses capacités de jugement sur les choses contingentes. Elle permet d'accepter la délibération entre sages (nous dirions aujourd'hui experts pondérés), la remise en cause de ses opinions de manière à, précisément, quitter l'opinion pour adopter la raison. Enfin on retrouve encore le fait d'adopter de multiples points de vues, lors de la délibération, du dialogue, pour parvenir à véritablement faire le tour d'une question. Cette approche ne garanti pas bien sûr comme le souligne Aristote de parvenir à coup sûr à la vérité, c'est à dire à la meilleure décision/option dans l'absolu, mais autorise l'espoir d'avoir évité les erreurs les plus manifestes. On retrouve ici la notion moderne d'optimisation relative ou locale d'un problème, ou encore les solutions particulières des équations différentielles en mathématiques. Ainsi donc cette approche convient bien aux « sciences molles » (sociologie, psychologie, économie, histoire,...) où la logique pure -les syllogismes- s'applique mal, domaine où l'approche cartésienne échoue d'ailleurs le plus manifestement, comme le souligne de même les constructivistes épistémologiques actuels. On voit donc bien ici combien il est dommage que beaucoup des constructivistes rejettent en bloc Aristote sous l'influence de... Descartes et des positivistes (!) et de la caricature qu'ils en ont fait en ne retenant d'Aristote que les syllogismes qui ne sont pour ce dernier qu'un cas de figure parmi beaucoup d'autres.

SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (Spinoza et Leibniz)

Benjamin de Mesnard

dimanche 9 novembre 2008

III) Théories alliées à la Systémique

III-1) Théories intégrées par, ou nécessaires à la Systémique :
III-1-1) Le Structuralisme

Le Structuralisme est tellement proche de la Systémique que l’on peut dire qu’il n’est pas autre chose que son équivalant purement philosophique, a-mathématiques, et francophone. Il s’est développé en parallèle de la Systémique puis s’est fondu en lui. Les nouveaux paradigmes apparaissent en effet souvent en plusieurs endroits avant de donner lieu au nouveau courant, paradigme, unique.
Ses thèses seront à titre indicatif analysées dans le tableau comparatif chapitre (IV-7). Le structuralisme a été insuffisant dans ses analyses sur les phénomènes d’organisation, de dynamique - on a beaucoup reproché au structuralisme son côté statique -, de récursivité, et de coordination interne des systèmes. Ceci vient de son absence de mathématisation, ce qui n’a pas été le cas bien sûr de la Systémique qui a été abondamment mise en équations et utilisées dans des modèles mathématiques et simulations sur ordinateurs dans de multiples domaines scientifiques. Notamment un argument souvent utilisé contre le structuralisme a été qu’il n’expliquait pas l’évolution des formes ou structures, alors que Darwin avait proposé une réponse un siècle auparavant. Enfin, le Structuralisme, notamment avec Louis Althusser, est déterministe, les structures déterminant entièrement le futur des êtres ou des objets, impliquant une dépersonnalisation des êtres humains réduits à de simples éléments jouets des structures.

III-1-2) Théorème de Gödel :

Kurt Gödel a démontré dès les années 20 que l’arithmétique ne pouvait se définir par elle-même, c’est-à-dire s’auto-définir par ses seuls axiomes constitutifs. Plus exactement, l’arithmétique ne pouvait démontrer sa validité interne par ses seuls axiomes et théorèmes. En s’en tenant à ceux-ci, on tombe inévitablement sur des propositions indécidables ou contradictoires. Dit en termes imagés on arrive à la situation où A est défini par B qui est défini par C qui est défini par... A, boucle tautologique récursive qui n'explique rien. Cette démonstration constituait la fin du rêve de parvenir à UNE Mathématique Unique, édifice stable s’auto-expliquant et se suffisant à lui-même. Ce théorème, dont le côté négatif a surtout été commenté, doit être vu sous le côté positif. En effet, il est aussi la démonstration de l’existence en mathématiques de couches -ou niveaux- de mathématiques, chacun englobant celui de niveau immédiatement inférieur. Ainsi l’algèbre « explique » l’arithmétique, comme l’a démontré Gödel dans son théorème car il est nécessaire de faire appel à un jeu d’axiome plus « fort », ceux de l’algèbre, pour démontrer la cohérence interne de ceux de l’arithmétique. A son tour l’algèbre ne peut démontrer sa validité interne par ses seuls axiomes et théorèmes, il faudra la placer dans un système d’axiomes plus étendus, « forts » pour y parvenir. Plusieurs jeux d’axiomes sont d’ailleurs alors possibles, ouvrant la voie à de multiples niveaux supérieurs englobant l’algèbre. Ce phénomène a été étendu à la géométrie avec la géométrie euclidienne englobée dans la géométrie de Riemann où la somme des angles d’un triangle ne sera plus égale à 180°. On retombe donc bien dans les concepts de la Systémique qui a généralisé en dehors des mathématiques ces notions. Loin de faire écrouler les sciences, le théorème de Gödel a au contraire permis un saut qualitatif vers le haut, l’ouverture du nouveau paradigme dont la Systémique est le résultat plusieurs années plus tard. Il faut aussi citer Gödel contre le reproche fait au cercle vicieux apparaissant souvent dans les approches scientifiques : « Aucun tout ne peut contenir des éléments ne pouvant être définis que par des concepts contenus dans ce tout lui-même ». Ce que mettent à jour de possibles cercles vicieux, c’est le besoin d’avoir recours à un niveau supérieur plus fort pour résoudre le cercle vicieux. Avec A. Sokal, il est utile de préciser qu’il ne faut pas trop vite généraliser le théorème de Gödel, qui a été fait uniquement sur l’étude d’un système formel dans le domaine des mathématiques. Cependant, la mesure de la variété d’un système (voir plus haut II-4-1-e), montre que le terme souvent employé ici de « force » (au sens de Gödel) est pertinent. Il ne faut donc pas aller sur des considérations par trop philosophiques sur l’impossibilité de se connaître soi-même ou autres. Mais le fait est qu’un niveau supérieur chargé de fonctions de pilotage de niveaux inférieurs, nécessite bien une variété plus forte, et soit donc plus fort (possède des moyens plus forts) au sens de Gödel.

III-1-3) Thermodynamique et théorie de l’information de Shannon :

La théorie de la thermodynamique est essentielle dans ce débat car elle a apporté plusieurs éléments qui ont été constitutifs par la suite de la Systémique. Il suffit de se rapporter au paragraphe (II-5-3) où il est exposé qu’un système est avant tout une structure dissipative en équilibre dynamique instable loin de l’état d’équilibre statique. La Systémique s’inscrit en apparence contre la 2° loi de la thermodynamique, car l’entropie d’un système fermé doit nécessairement augmenter au cours du temps. Cette contradiction n’existe pas car l’entropie globale augmente bel et bien en remontant assez haut dans les niveaux d’emboîtements des systèmes étudiés jusqu’au système global (l'univers) qui est effectivement fermé. En somme :
- Il s'agit ici en général des systèmes dissipatifs et non seulement biologiques comme on pourrait le croire quelque fois.
- La 2° lois de la thermodynamique n'est vraie que sur un système fermé.
- Un système dissipatif est, par définition, un système ouvert, au sein d'un environnement avec lequel il échange de l'énergie/ matière/ information.
- L'émergence de formes nouvelles par auto-organisation (néguentropie) au sein de ce système dissipatifs s'inscrivent bien dans la 2° loi de la thermodynamique par augmentation de l'entropie globale de ce système dissipatif + son environnement.

Cette exception à la 2° loi de la thermodynamique n'est donc qu'apparente, c'est un ordre local qui apparaît au prix d'un désordre global (entropie) encore plus grand. On note d’ailleurs qu’un système dissipatif contribue activement à accélérer l’augmentation de l’entropie du système dans lequel il se trouve. Ainsi, un moteur à explosion va dégager la grande majorité de l’énergie consommée sous forme de chaleur perdue, les rendements thermodynamiques des systèmes ne dépassant jamais quelques pourcents.
La théorie de la thermodynamique est doublement essentielle car elle est aussi le support de la théorie de l’information. Cette théorie est reprise par la Systémique comme expliqué en (II-2-1). Il y est décrit qu’il existe plusieurs types de flux dans un système : les flux de matières, d’énergies, et d’informations, clef des effets de rétro-actions avec ou sans retard et des fonctions de pilotages.

SUITE du Blog : Théorie apparentées à la Systémique (Aristote)

Benjamin de Mesnard

vendredi 31 octobre 2008

II) Présentation détaillée de la Systémique (8/8)

II-5-5) Conséquences des propriétés des systèmes : Niveaux du réel et articulation de ces niveaux :

a) Structuration en niveaux du réel :

La conséquence principale des trois propriétés citées est de permettre d’expliquer la structuration en niveaux du réel et l’articulation de ces niveaux. Chaque niveau, s’appuie donc sur le niveau inférieur. Il supporte et a besoin (au sens de Gödel) du niveau supérieur pour « s’expliquer » au plan de sa finalité, intentionnalité ou téléonomie selon le débat. A nouveau cependant (méfions-nous des simplifications trop cartésiennes !), la plupart des systèmes ne présentent pas des niveaux stratifiés clairement en couches successives, mais plutôt des enchevêtrements d’inter-relations complexes entre sous-systèmes…
Le réel est ainsi plus complexe encore qu'une gigantesque poupée russe, fait d’une succession d’un nombre inconnu de niveaux de « réalités ». « Réalités » est mis ici intentionnellement entre guillemets car c’est bien de cela qu’il s’agit. Car lorsque vient l’étude de ces niveaux de réalités par les sciences, on assiste bien entre deux niveaux trop distants à l’établissement par les scientifiques qui les étudient de lois complètements différentes et indépendantes. Un exemple : les lois de la physique d’Einstein par rapport aux lois du « monde » de la finance. Il s’agit bien de niveaux authentiques de réalités -bien réels-, mais tellement distants, qu’ils n’ont plus rien à voir entre eux et sont (presque) totalement indépendants.
On observe le même phénomène entre Théorie de la Relativité et Théorie Quantique, ces deux théories sont en opposition car opérant à deux niveaux séparés du réel. Pour les réunir, il faudrait avoir recours à l’étude d’un système formel de niveau supérieur (voir ci-dessus), plus englobant, plus fort (au sens strict de Gödel).

Leibniz a construit un modèle à deux mondes, deux niveaux :
1° niveau : le premier niveau est constitué des « replis » de la matière vue comme « composé à l’infini », complexe, dirait-on de nos jours.,
2° niveau : le second est constitué des « replis » de l’âme, vue comme « simple ».

K. Boulding a imaginé 8 niveaux découpés dans le réel :
1° niveau : objets élémentaires de la physique (atomes, …),
2° niveau : structures dynamiques naturelles ou artificielles, domaine de la mécanique,
3° niveau : systèmes artificiels, domaine de la cybernétique,
4° niveau : la cellule vivante, domaine de la biologie,
5° niveau : la plante,
6° niveau : l’animal,
7° niveau : l’homme,
8° niveau : la « socio-culture ».

Mais K. Popper en a imaginé trois :
1° niveau : les objets physiques, matériels,.............................) similaires aux deux mondes
2° niveau : les expériences subjectives ou états mentaux......) de Leibniz donnés ci-dessus
3° niveau : les productions de l’esprit humain vraies ou fausses à la différence du monde des Idées de Platon.

De même L. von Bertalanffy : « (…) on peut en gros trouver trois domaines ou niveaux principaux dans l’observation du monde : la nature inanimée, les systèmes vivants et l’univers symbolique, chacun ayant ses lois immanentes caractéristiques. [Robots, Men and Minds, New York, Braziller, 1967, p 30].
 
L’ISO a normalisé 7 couches dans le domaine des réseaux informatiques :
1° couche : physique, codage électrique ou optique au niveau du bit d’information.
2° couche : couche trame, des trames de bits sont constituées en transmission entre deux points.
3° couche : paquets, ces trames contiennent des paquets d’informations que l’on peut commuter de commutateurs en commutateurs pour les acheminer, en assurant leur routage, entre deux utilisateurs sur le réseau.
4° couche : transport, cette couche assure le transport de bout en bout des échanges entre les deux utilisateurs du réseau d’une manière transparente, indépendante des routes utilisées par la couche paquet.
5° couche : session, une session de communication identifiable en tant que telle est crée entre ces deux utilisateurs, ce qui permet de faire des points de reprise de session en cas d’interruption de celle-ci.
6° couche : présentation, cette couche assure la présentation –sur un écran par exemple- des informations dans un format directement compréhensible par l’application.
7° couche : application, on arrive enfin à l’application informatique elle-même ou encore à l’utilisateur final derrière son poste de travail.

La Systémique a défini un modèle archétype de l’articulation d’un système en neuf niveaux :
1er niveau : le phénomène est identifiable
2ème niveau : le phénomène est actif : il « fait »
3ème niveau : le phénomène est régulé
4ème niveau : le phénomène s'informe sur son propre comportement
5ème niveau : le système décide de son comportement
6ème niveau : le système mémorise
7ème niveau : le système coordonne ses décisions d'action
8ème niveau : le système imagine et conçoit de nouvelles décisions possibles
9ème niveau : le système se finalise.
A noter : à partir du 5° niveau on passe de l’appellation « phénomène » à celle de « système », les niveau inférieur ne méritant pas en effet la dénomination de système au sens propre du terme de la systémique.
Tous ces découpages pouvant se discuter et critiquer à loisir, mais chacun se rejoignant sur l’idée d’un réel ordonné et hiérarchique. Ces découpages sont à prendre avec précautions, comme ils doivent l’être, c’est à dire comme des outils de pensée, des modèles, avec leurs limites et leurs dangers d’enfermements caricaturaux. En effet la nature -comme on vient de le voir- présentant souvent des niveaux en réseaux, voir multi-hiérarchiques et enchevêtrés.

b) Effets de bords et effets pervers :

L’une des conséquences des propriétés des systèmes s’exprime sous le nom d’effets de bord ou encore d’effets pervers. Un système artificiel, dès lors qu’il s’imbrique dans un système de niveau supérieur -à côté d’autres systèmes du même niveau – ou lorsqu’il est mis en réseau, peut influencer d’une manière imprévue les autres systèmes. Ces influences peuvent être qualifiées de simples effets de bord lorsqu’ils sont jugés gérables et prévisibles. Ils peuvent être qualifiés d’effets pervers, lorsqu’ils sont imprévus, agissant sur un périmètre mal contrôlé, ou encore issus d’une boucle rétroactive inattendue. En effet, surtout pour les systèmes artificiels de grande taille, il est important de prévoir ces effets de bord. Ces effets de bords sont à l’origine de la complexité de toutes les tâches ou activités d’intégration au sens large du terme. Ainsi des sous-systèmes fonctionnant parfaitement séparément, peuvent aboutir à un système aux comportements aberrants, incompréhensibles, une fois les sous-systèmes intégrés. De même un système naturel qui semble simple à appréhender lorsqu’il est étudié en pièces, éléments ou sous-systèmes séparés, acquiert un comportement incompréhensible, voir mystérieux à l’état naturel, c’est à dire intégré. Par exemple, c’est le cas d’un cerveau, chaque neurone étant (semble-t-il!) compréhensible, mais personne ne parvenant à véritablement comprendre le fonctionnement du cerveau complet à l’état vivant.

c) Destruction créatrice versus Création destructrice

La Destruction créatrice chère à J. Schumpeter [SCHUMPETER, Joseph, 1942], ou « Vivre de mort, mourir de vie » (Héraclite cité par E. Morin dans La Méthode I) :
Une autre conséquence importante des propriétés d’un système est que celui-ci ne peut souvent se maintenir en équilibre dynamique qu’au prix d’une construction ou production permanente de briques, éléments, ou sous-systèmes nouveaux pour compenser le vieillissement de ceux existants. Cela paraît relativement évident lorsque l’on observe n’importe quel être vivant. Mais le plus étonnant, et qui a été (re)découvert après Héraclite récemment, est que les systèmes ont aussi souvent besoin d’auto détruire des briques, éléments ou des sous-systèmes internes pour maintenir leurs équilibres dynamiques. Cette destruction, bien que paradoxale, est nécessaire à la survie soit en vue d’éliminer un sous-système peu ou plus adapté à l’environnement ou aux besoins du système, soit pour éliminer plus rapidement un sous-système en cours de vieillissement mais non encore mort par lui-même. Il enfin possible de voir un sous-système se faire éliminer après avoir servit à construire un ou plusieurs autres sous-systèmes, comme un échafaudage ou une machine-outil peuvent être enlevés après avoir soutenu la construction d’un bâtiment ou servi à la fabrication d’une automobile. Cette destruction/ construction est un exemple typique d’approche dialogique nécessaire en systémique, différente des approches dialectiques, et inconnue des approches cartésiennes, nous y reviendrons.

d) Référentiel relatif

Une dernière conséquence des propriétés des systèmes et de faire appel à ce que l’on pourrait appeler d’une manière générale un référentiel relatif. En effet, tous ces aspects multi-niveaux emboîtés hiérarchisés ou non, d’émergences, d’équifinalité, d’Eco-Auto-Re-Organisation des systèmes loin de l’équilibre, de dynamique, de variété, d'ergodicité, ou enfin de modèles jetables (réfutables !) découpés plus ou moins pertinemment dans le réel montre combien nous nous trouvons alors dans un référentiel très relatif et pour le moins instable.
Comme on le verra plus loin, il nous faut donc abandonner –ô combien cela est déchirant !- beaucoup de constructions :
· le référentiel absolu cher à Platon (Idées Immuables) ;
· Descartes (la Tabula rasa et son « je pense » en point fixe) ;
· A. Comte (Sciences dures références absolues se passant de la métaphysique) ;
· les religions ou idéologies millénaristes que sont les différents monothéismes ou Marx avec un paradis terrestre en finalité certaine de l’Histoire (on y reviendra) ;
· et la rassurante dialectique idéaliste ou matérialiste binaire prétendant que l’opposition binaire de deux absolus (thèse/antithèse) nous permet de faire le tour complet d’une question/système ;
Et bien d’autres, si confortables et rassurantes. Il nous faut alors aborder les incertaines constructions sur pilotis s’enfonçant dans les sables mouvants de K. Popper mais aussi de Kant, ou encore la connaissance de la connaissance d’E. Morin.
Attention cependant, il ne faut pas pour autant classer la Systémique et -le Constructivisme épistémologique- dans la catégorie des épistémologies relativistes. Si la Systémique a intégré le fait que l'on doit travailler sur des référentiels instables, « jetables », ou temporaires, elle n'est pas pour autant ce que l'on appelle relativiste en opposition à l'absolutisme. Nous reviendrons sur cette question au chapitre V.

e) Information limitée versus raison limitée ou rationalisme limité (« bounded rationality »)

C’est dans l'idée de la Variété requise d’un système de pilotage qu’apparaît le concept de « raison limitée », « rationalité limitée » ou encore « d’horizon de connaissance ».
Sous cette terminologie se confondent souvent deux choses différentes :
  • l’information limitée sur laquelle s’exerce une rationalité efficace qui correspond au phénomène d’horizon de connaissance : c'est la rationalité limitée exogène : c’est l’impossibilité d’avoir connaissance de toutes les informations venant de l’environnement, de l’extérieur. Voire même d’avoir des informations fausses ou de croire en des choses erronées. Cela a été étudié en théorie des jeux, en particulier par :
    - J. Nash dans son mémoire : « Non-cooperative games. » (The Annals of Mathematics, 1951, 54(2):286–96).Avec sa théorie des équilibres en théorie des jeux.
  • - Oskar Morgenstern avec un exemple tiré de Conan Doyle où Sherlock Holmes croyant que Moriarty l’a vu sur le quai du train à la gare de Londres se demande s’il doit descendre au seul arrêt intermédiera de Canterbury ou bien aller jusqu’au terminus de Douvre pour lui échapper. Il ne cesse de changer d’avis car s’il décide de descendre à Canterbury pour tromper Moriarty, il se dit que celui-ci va s’en douter et y descendre aussi. Donc, il va descendre plutôt à Douvre mais craint Morairty ne fasse ce même raisonnement, etc. jusqu’à la régression à l’infini.
    - J. Von Neumann qui est le plus cité comme père de la Théorie des Jeux. Il a travaillé avec O. Morgenstern pour sortir ensemble le livre de référence : « Theory of Games and Economic Behavior » en 1944.
    Certains acteurs au cours d’un jeu mettant en relation plusieurs acteurs, pourront poursuivre une stratégie en fonction des informations limitées en leur possession, de ce qu’ils perçoivent des décisions supposées des autres joueurs. Les décisions prises par chaque joueur leurs sembleront donc bonne, croyant optimiser efficacement et rationnellement leur espérance de gain, en fonction de ce qu'ils savent (je sais que tu sais peut-être que je sais peut-être...). C’est ainsi par exemple que Sherlock Holmes sachant que Moriarty est intelligent, va finalement décider de tirer au sort entre les deux gares pour mieux empêcher celui-ci de mener ses supputations efficacement et avoir au minimum 50 % de chance d’échapper à Moriarty. Un observateur externe omniscient, ayant la possibilité de voir tous les joueurs simultanément et ayant une parfaite connaissance globale de leurs jeux respectifs, comprendra que ces joueurs ne prennent pas les bonnes décisions et vont à leur perte. Le problème bien entendu est que les scientifiques étudiant ainsi ces joueurs ne sont pas ce « Dieu » externe pouvant tout voir. C’est par exemple le problème des économistes qui, même après coup, presque un siècle après la crise de 1929, ne parviennent pas à avoir la totalité des informations en main sur les décisions prises par les nombreux acteurs de l’époque. Ils ne parviennent donc pas être d’accord entre eux et échafaudent alors des théories différentes voire opposées. Cela rejoins la thèse de K. Popper et F. Hayek, sur le Constructivisme social des dirigeants politiques qui prennent quantité de décisions sans avoir la moindre idée – en réalité – de leurs conséquences, et de ce qui va en découler. O. Morgenstern avait d’ailleurs échangé avec eux via le défunt Cercle de Vienne et il a apporté cette approche très épistémologique concernant les limitations des sources d’informations externes aux acteurs et le bien fondé de leurs décisions. On est ici devant un excellent exemple de ce que l’on entends par « Complexité » en Systémique
  • la rationalité limitée (intrinsèquement) étudiée par H.A. Simon dans « Sciences des systèmes. Sciences de l’artificiel », et « A Behavioral Model of Rational Choice » (1955) où la raison de l’individu est insuffisante et commet des erreurs : c'est la rationalité limitée endogène.
    En effet, encore faut-il que les joueurs soient un tant soit peu rationnels pour prendre donc en compte l’habilité, la rationalité ou l’intelligence des autres joueurs. Et pire encore, cela suppose également que chaque joueur puisse estimer correctement le degré de rationalité de chacun des autres..Cette limitation est liée au fait que la Variété requise d’un centre de pilotage quelconque d’un sous-système au sein d’un système plus vaste, est inférieure à la valeur nécessaire (requise) pour parvenir à dominer ce sous-système piloté. En clair le pilote doit être plus « fort » au sens de Gödel que le piloté. H.A. Simon parle de rationalité cognitive limitée, en bref, le système de pilotage n'a pas les capacités de traitements computationnelles, en clair il n'est pas assez intelligent, raide, et efficace, pour pouvoir comprendre toutes les informations qui lui remontent et prendre les bonnes décisions dans les temps impartis.
Cette situation est très courante dans les grandes entreprises où un manager ne disposant pas des informations globales concernant la situation et la stratégie de son entreprise, sera réduit à utiliser celles disponibles, visibles, accessibles dans son horizon (exogène), et prendra des décisions qui lui sembleront optimales et rationnelles... sans avoir pour autant les compétences ou les connaissances pour comprendre ce qu'il faut faire (endogène) . Celles-ci pourront certes sembler bonnes à son niveau, voire correctes à court terme. Par exemple, ce manager donnera la priorité aux tâches demandant le moins de ressources, les plus rapides à exécuter à son niveau. Malencontreusement, ces tâches faites en priorité pourront ne pas correspondre à celles réellement prioritaires vues du pilote du système englobant, le patron de l’entreprise dans notre exemple. Le résultat final, si de nombreux managers sont dans le même cas, pourra aboutir à une entreprise, un système, en ébullition, désordonné, incapable de suivre une stratégie stable, de poursuivre un but identifiable, anarchique, et sera condamné à mort assez rapidement. Il va s'en dire que cela s'applique d'autant plus aux décideurs politiques à l'échelle d'un pays, à l'échelle d'un gouvernement ou d'élus locaux de collectivités locales un peu importantes. L'économie de nos pays étant devenue de plus en plus complexe, ces élus sont clairement dans un contexte de rationalité limitée.
Enfin, cette raison limitée ne s’applique pas qu’à des managers ou à des êtres humains. On peut retrouver par exemple la même limitation dans les phénomènes de rejet en médecine, lors de greffes. Le (sous-)système immunitaire d’un patient ayant eu une greffe va entrer en action en fonction des informations locales limitées disponibles, « interpréter » celles-ci comme une attaque microbienne externe qu’il faut éliminer, déclenchant le rejet du greffon, alors que le patient lui-même (ici le système global) souhaiterait naturellement voir réussir la greffe.
Remarque : il est facile de parier que la croyance en la possibilité d'un système de pilotage plus « fort » au sens de Gödel que le système piloté nous embarquerait immédiatement dans une régression à l'infini. C'est le célèbre adage : « s'il faut un État pour corriger les supposés excès des marchés (et qui va le décider et sur quelles bases ?) , qui alors va corriger les excès des États (guerres, lois scélérates, racismes d’États, camps de la mort, déficits, dettes,... ) ??  C'est pourquoi le chercheur, le citoyen, le politicien doivent considérer que de toutes manières, les systèmes de pilotage (ex : pilote d'avion, conducteur de véhicule, gouvernement, administration, dirigeant de toute entreprise) sont condamnés à être en situation de rationalité limitée  : c'est Aristote et Machiavel contre Platon et Rousseau, on y reviendra.

SUITE du Blog : Théories alliées à la systémique (1)
Benjamin de Mesnard