mardi 31 mars 2009

III) Théories alliées à la Systémique (K. Popper et les « sciences » sociales)


 III-2-15) Karl Popper et les « sciences » sociales, dont l'économie

Karl Popper a déjà été étudié au (III-2-8), mais après avoir vu F. Hayek il est nécessaire de revenir à Karl Popper cette fois-ci en tant qu'épistémologue des sciences sociales et économiste, notamment avec ses ouvrages « La Société Ouverte et ses Ennemis » T1 et 2, et « Misère de l’Historicisme ». Ce retour doit se faire en établissement le lien avec ses travaux d’épistémologues et avec ceux de F. Hayek, car comme on va le voir ceux-ci forment un tout logique. 
         a) Adoption, reconnaissance, de l’existence d’un 3° type de Systèmes de F. Hayek : les Systèmes artificiels mais inintentionnels, voir (III-2-14-c). Ce sont typiquement l’ensemble des « science » sociales, dont l’économie, les sociétés humaines en général, créés par des êtres humains, elles sont donc bien artificielles, mais n’ont pas été crées avec un but, une intention, une finalité comme peut l’être une voiture ou un avion. Ces Systèmes sont parmi les plus complexes possibles car – contrairement aux Systèmes naturels inintentionnels – ils sont constitués d’êtres humains en interactions et non par exemple d’atomes. Leurs comportements ne sont donc pas stables et peuvent ne pas être rationnels, on retrouve une fois de plus la Rationalité limitée de H. Simon et la Théorie des Jeux de J. Von Neumann et O. Morgenstern... voir (II-5-5-e).

         b) Par une réflexion sur l’essentialisme versus nominalisme, voir (V-2) et (V-4), K. Popper choisit le nominalisme qui est plus prudent car celui-ci ne prétends pas atteindre l’essence des choses, des Systèmes, des Êtres, et donc la Vérité avec un grand « V » comme le veut l’essentialisme et le soutiennent Platon, Hegel, Descartes ou Marx. Le nominalisme se contente de mettre une étiquette pour faciliter l’expression de la pensée sans prétendre à plus, ainsi au lieu de dire « être vivant pondant des œufs capable de voler » on utilisera l’étiquette « oiseau » sans préjuger de découvertes futures. Il appelle « essentialisme » tout ce qui touche à un universel détaché du monde matériel, ce que Platon nomme les Idées ou ce que les Marxiste nomment « qualité », tel que « Blancheur » ou « État » ou « Humanité » ou encore « Peuple » etc., on retrouve donc le « qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification », hypostases, émergences métaphysiques, dénoncées par Simone Weil déjà citée dans cet essai. Pour K. Popper le but de l’essentialisme est de définir les essences, de trouver une définition de « Blancheur » par exemple. Quête vaine et sans fin car si A est défini par B qui est défini par C qui est défini par... A, on arrive à une boucle tautologique récursive, régression à l’infini qui n'explique rien comme démontré par K. Gödel, voir (III-1-2). En passant, K. Popper fait une erreur en croyant que l’essentialisme est également soutenu par Aristote, alors que celui-ci s’oppose au monde des Idées platonicien pour soutenir plutôt le substantialisme, opposé à l’essentialisme (voir V-4) car reposant sur l’union de la Forme et de la Matière inséparables. 

        c) L’essentialisme aboutit à la création de « grands tous » qui n’existent pas en réalité ouvrant la voie aux théorie complotistes nécessaires à l’historicisme. Un autre intérêt de l’essentialisme pour l’historicisme est de permettre de soutenir les thèses de complotistes : «  … les sciences sociales étudient le comportement de tous sociaux, tels que groupes, nations, classes, sociétés, civilisations, etc. Ces tous sociaux sont conçus comme les objets empiriques que les sciences sociales étudient de la même façon que la biologie étudie les animaux ou les plantes. Cette vue doit être rejetée comme naïve. Il néglige complètement le fait que ces soit-disant tous sociaux sont très grandement des postulats de théories sociales populaires plutôt que des objets empiriques. (…) En conséquence, la croyance dans l’existence empirique de tous sociaux ou de collectifs, qui peut être décrit comme un collectivisme naïf doit être remplacé par la demande que les phénomènes sociaux, collectifs inclus, soient analysés en termes individuels, comme leurs actions et relations. 
Mais cette demande peut aisément donner naissance à une autre vue erronée, (…) Elle peut être décrite comme la théorie de la conspiration de la société. Dans cette vue, quoi qu’il arrive dans la société - incluant les choses que les gens n’aiment pas en général, telles que les guerres, chômage, pauvreté, pénuries – sont le résultat directement conçus par quelques individus ou groupes puissants. » [POPPER K., « Conjecture and Refutation », Ed. Routeledge, 1963, p459]. On ne peut manquer de remarquer ici combien K. Popper, F. Hayek et Simone Weil partagent la même analyse des « grands tous » alias «  qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification »… Danger dans lequel d’ailleurs la Systémique peut rapidement sombrer par manque de phronésis/prudence… On y reviendra.          
 
      d) Partant de cette opposition fondée à l’essentialisme, il décrit comment celui-ci amène nécessairement à l’historicisme. En effet, une historien essentialiste voudra trouver une essence à l’Histoire, comme il cherchera une essence pour tout autre choses. Cette essence de l’Histoire, ce sera donc des « Lois inexorables du Destin » censées expliquer le devenir des peuples ou des pays. C’est l’historicisme de Platon, Hegel et Marx dénoncés par K. Popper, auxquels on devrait ajouter A. Comte d’ailleurs. L’essence de l’Histoire est alors d’arriver à une finalité certaine, prédite et prévue : à la fin des temps verra l’avènement du paradis terrestre, qu’il soit chrétien ou musulman, ou bien la victoire inéluctable du Prolétariat (avec un grand « P » bien sûr), ou encore la domination de la Race Aryenne ou autres (avec encore une fois des majuscules). Autant de démarches historicistes croyant à un millénarisme certain et somme toute très rassurants pour ceux que la société ouverte angoisse. 

       e) On arrive ainsi fort logiquement au débat « Société Ouverte » versus « Société Close » alias « Société Tribale » de K. Popper. L’essentialisme mène à l’historicisme qui mène à la société close, tribale ayant un chef, un Guide / Führer, un Grand Timonier, un Petit Père des Peuple prenant en charge les décisions en fonction du Destin de l’Histoire connu de lui seul. L’avantage de ce système, est d’éviter aux individus d’avoir à penser par eux-même et d’angoisser sur l’avenir puisque celui-ci est déjà connu du Guide et qu’il est radieux. On est en plein dans le système platonicien / rousseauiste déjà cité dans cet essai où la seule question intéressante est la qualité du dirigeant, Être génial et parfait car proche du monde des Idées. 

        f) A ce point de sa réflexion, K. Popper arrive à la conclusion que les sciences et la forme de la société sont intimement liées. En effet, les (vraies) théories scientifiques ont besoin d’apparaître librement (même si elles paraissent fantaisistes comme la théorie des Quantas à ses débuts) puis d’être testées, mises en concurrence, sans interdits ni contraintes. Or pour cela, l’environnement de ces théories, leur écosystème, n’est pas autre chose que la société dans laquelle vivent les scientifiques. Seule la société ouverte peut garantir cet écosystème favorable aux théories scientifiques, car c’est la seule à être non-historiciste et – par définition – ouverte aux projets, aux théories diverses et variées même si elles viennent de l’étranger. Dans une société close prédisant un paradis sur terre, un Pape avec la Terre plate centre de l’Univers contre G. Bruno, un Petit Père des Peuple, comme Staline avec Lyssenko contre Darwin, ou un Guide / Führer comme Hitler avec ses thèses raciales décrétées comme vraies et donc non-scientifiques disent/dictent la seule et unique Vérité incontestable. Tout scientifique s’aventurant à émettre une théorie réfutable et donc scientifique allant un tant soit peu à contrario de la thèse officielle du Parti, ira en camp de concentration ou de la mort. Ce ne sont plus les théories qui sont éliminées pacifiquement après un test, une expérience montrant qu’elle est réfutée, c’est le scientifique qui est éliminé physiquement. Cela explique les problèmes connus par Galilée, ou Darwin et la stagnation scientifique de l’URSS par exemple. 

        g) Un point important souligné par K. Popper, c’est l’irrationalisme des historicistes : étant en dehors de toute démarche scientifique, de conjecture et réfutation, comme le dit K. Popper, ces « croyants » en un Destin de l’Histoire se placent dans l’irrationnel, ne laissant plus aucune place à la discussion, aux arguments, aux réflexions rationnelles, en bref à la dialogique de la Systémique. Il ne reste alors plus que la violence pour installer de force de tels régimes. De la société ouverte et libérale, démocratique au sens où le citoyen peut obtenir le remplacement des dirigeants d’une manière pacifique, on passe au régime autoritaire socialiste national de droite ou de gauche... Arrivé là, on comprend la cohérence de la philosophie de K. Popper, qui par un chemin de réflexion différent, plus épistémologique et moins économique, arrive à des conclusions similaires à celle de F. Hayek, par exemple avec « La Route de la Servitude ». 

         h) La question des « sciences » sociales, c’est le point de divergence entre K. Popper et F. Hayek, c’est pourquoi il est utile de revenir à K. Popper après avoir vu F. Hayek. Ce point étant à la croisée de l’épistémologie des sciences naturelles et sociales, il est naturel de l’étudier ici. La question est de savoir si les « sciences » sociales - dont la plus mûre d’entre elles, l’économie - sont scientifiques ou non, en bref : quel est le statut épistémologique des « sciences » sociales ? On l’a vu pour F. Hayek, elles ne sont pas à proprement parler scientifiques, même l’économie, car non testables via une expérience sur le monde réel comme on peut le réaliser avec les sciences de la nature. Mais pour lui, cela ne constitue pas une condamnation de ce domaine – comme on est en droit de condamner l’astrologie par exemple -, car on peut étudier les « sciences » sociales ou l’économie d’une manière, dans un esprit scientifique avec méthode, rigueur, logique, et en s’attachant aux faits. Mais on ne pourra pas vraiment tester les théories de ce domaine afin de les réfuter le cas échéant… A cet égard, un épistémologue de la sociologie aura même des mots très durs sur cette branche des « sciences » sociales : pour lui la sociologie « s'immerge dans la description fouillée du contexte ou qu'[elle] essaie de contourner la difficulté en construisant des typologies qui, peu ou prou, sont condamnés à rendre équivalents des contextes non équivalents, [elle] est toujours en train d'énoncer des généralités qui ont cette particularité de n'atteindre jamais à la généralité nomologique de la loi universelle, accessible aux seules sciences expérimentales ». [PASSERON, Jean-Claude, « Le raisonnement sociologique », Paris, Nathan, 1991, p. 60]. Nota : « nomologique » signifie « établir des règles, des lois » 
                  • Rappel : pour K. Popper et la Systémique, est scientifique toute théorie à la laquelle on peut appliquer la méthode de conjectures -> élaboration d’une théorie, modèle simplifié et partiel du monde réel -> déductions d’un certain nombre de prédictions découlant de cette théorie/modèle (la cas échéant via des simulations) -> puis test/expérimentation de ces déductions pour éventuellement réfuter la théorie -> nouvelles conjectures etc... Voir le schéma de la boucle rétroactive Systémique de la démarche scientifique en (III-2-8)
                   • La question de l’unité de base : étrangement les « sciences » sociales s’en sortent mieux sur la question : quelle est l’unité de base à utiliser pour ce domaine scientifique ? Pour les « sciences » sociales, aucune hésitation à avoir : c’est l’être humain, insécable sauf à le tuer, qui doit fournir le référentiel de base. En effet à moins d’être un tenant de la soit-disant existence d’un « être collectif », de l’un de ces « mots vides auxquels on ajoute une majuscule » comme dirait Simone Weil, on se doit de considérer comme système de base l’être humain dans l’ensemble des « sciences » sociales. Ce sont les êtres humains et leurs inter-relations qui constituent les sociétés, et partant de là, sont les sujets d’études des « sciences » sociales. Tout « sur-système » à l’être humain, société, économie, État, entreprise publique ou privée, ne peut être que le résultat de l’interaction des êtres humains qui la compose, et de l’interaction avec les autres « sur-systèmes » en relation avec lui, eux-même composés d’être humains. Par contre, dans les sciences de la nature, il est impossible de trouver une unité de base : en physique, l’atome a été pendant plusieurs millénaires considéré clairement comme l’unité de base. Or depuis on a découvert le noyau atomique et les électrons, puis les protons et neutrons puis les quarks d’ailleurs impossible à isoler individuellement… et à l’inverse, que l’eau était constitué de molécules, assemblage de trois atomes et non un corps élémentaire…. En biologie, on a découvert finalement assez tardivement les cellules vivantes et les microbes qui semblaient être l’unité de base, mais ensuite on a pris conscience qu’il existait les virus, puis les mimivirus que l’on ne sait pas trop classer, puis l'ADN et l'ARN, puis des systèmes pré-biotiques… Or l’absence d’une unité de base, d’un système de référence - en bref l’absence de point fixe cher aux cartésiens – pose bien évidemment pour le moins une difficulté considérable dans la conception des théories et donc des modelés à tester/ expérimenter sur le monde réel, la question devient : créer un modèle constitué de quoi ? le tester sur quoi ? Sur quelle unités de base ? On retrouve la science, maison sur pilotis de Kant et K. Popper...
                  • La question de la méthode scientifique : est-il possible d’appliquer la même méthode, aux « sciences » sociales qu’aux sciences de la nature ? Pour K. Popper, la réponse est oui. Cependant, il reste flou sur l’aspect pourtant central de son épistémologie : les tests/expérimentations. Il semble admettre – notamment pour l’économie - que des modèles, puisse être de bons candidats à des plateformes de tests/expérimentations pour réfuter ou non ces théories via des simulations. Ce que rejette F. Hayek. Or, comme vu en (II-3-6,) une théorie n’est pas autre chose qu’un modèle, un modèle simplifié s’appliquant à un morceau de réalité arbitrairement découpé avec tous les dangers que cela comporte comme vu par exemple en (II-5-5). Donc prétendre tester une théorie, modèle de la réalité, en le faisant « tourner » afin de le réfuter le cas échéant, c’est tester un modèle par rapport à lui-même, rien de plus. Certes il est intéressant de tester la cohérence interne d'un modèle en le faisant « tourner », mais croire avoir ainsi testé réellement ce modèle, c’est mener une démarche tautologique qui n’est pas sans rappeler l’introspection de Descartes ou le matérialisme dialectique rebouclant à l’infini sur des thèses/anti-thèses/synthèses sans référence au monde réel. Pour tester une théorie /modèle le seul référentiel possible c’est le monde réel encore une fois « la carte n’est pas le territoire » comme le rappelle A. Korzybski ! Il faut autant que faire se peut respecter les méthodes (conjecture/réfutation), approches, état d’esprit, et rigueur scientifique des sciences naturelles dans les « sciences » sociales. Il est même recommandé de faire des simulations, de faire « tourner » ses modèles, on peut d'ailleurs tenter de réaliser des expérimentations avec des êtres humains réels, par exemple tester des comportements à l’achat dans un magasin. Mais les tests sur modèles ne répondent pas au critère de scientificité, seuls ceux effectués sur le monde réel peuvent prétendre l’être à la condition d’être répétables dans des conditions identiques. 


 Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme 

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