dimanche 20 septembre 2009

V-2) Nominalisme versus Réalisme (ou Idéalisme)


Guillaume d’Occam au XIV° siècle avec  le nominalisme défendait la thèse qu’aucune Idée séparée n’existait en propre, les idées ne se trouvant que dans les mots employés par les êtres humains et n’ayant pas plus de pérennité que ceux qui les emploient. Seuls les mots ont donc de l’importance, leur sens variant d’un individu à l’autre. La neige par exemple peut-être désignée par un seul mot -ou quelques mots- par les langues européennes alors qu’elle sera désignée par une multitude de mots précis avec des sens différents par les Inuits. A ce titre le nominalisme peut être vu comme un anti-platonisme. C’est la célèbre querelle des Universaux au Moyen-âge. Ainsi Porphyre (-305 à -234), philosophe grec de l'école d'Alexandrie et disciple de Plotin résuma cette future querelle : « Tout d'abord, en ce qui concerne les genres et les espèces, la question de savoir si ce sont des réalités subsistantes en elles-mêmes, ou seulement de simples conceptions de l'esprit, et, en admettant que ce soient des réalités substantielles, s'ils sont corporels ou incorporels et si enfin ils sont séparés ou s'ils ne subsistent que dans les choses sensibles et d'après elles, j'éviterai d'en parler : c'est là un problème très profond et qui exige une recherche toute différente et plus étendue. »
En langage moderne, on dira que le nominalisme rejette l’idée de « classes d’objets » ou de « genres » (au sens d’entités mathématiques ou logiques)
A contrario le Réalisme (qui va de pair avec l'idéalisme) soutien que les concepts ou idées ont une existence propre, indépendante de l’observateur, que les mots ne servent qu’à les désigner, comme d’autres mots désignent des objets matériels. Ces mots peuvent varier d’une langue à l’autre, mais ce n’est pas pour autant que les objets en questions soient différents, la neige, dans ses états possibles, reste de la neige. Descartes a poussé jusqu’à son ultime retranchement la position réaliste par sa “ tabula rasa ” où il soutien qu’il est possible d’oublier tout ce qui est matériel et tous mots -tout ce que l’on a appris - pour arriver au concept pur et unique, référence absolue, le “ moi ” ou le “ je ”. On est à l’opposé du nominalisme, puisque celui-ci rejetant toute idée indépendante, rejettera avec plus de force encore celle de “ moi ”. En parallèle, comme le dit J. Searle en 1998 : « Le réalisme […] n’est ni une théorie de la vérité, ni une théorie de la connaissance, et ce n’est pas une théorie du langage […] On pourrait dire que le réalisme est une théorie ontologique : il dit qu’il existe une réalité totalement indépendante de nos représentations » [SEARLE John R., 1998, p 200]. Ceci a été un élément central des sciences moderne, car en effet comment faire des sciences sans ce postulat qui, permettant l’étude d’un objet indépendant de l’observateur, permet d’objectiver celui-ci ?
Une remarque : le Rasoir d’Occam, est un outil sémantique inventé par Guillaume d’Occam, qui sépare tel un rasoir les noms et les mots en autant de concepts différents, jusqu’à arriver à la racine même du mot. Le rasoir d’Occam choisi à chaque fois entre deux concepts celui le plus « simple », mettant ainsi à nu la « preuve » de l’inexistence des idées séparées, simple jeu de construction verbal (voir II-4-1). Ce rasoir a eu beaucoup de succès car on le retrouve à l’époque moderne sous forme de principe d’économie de pensée de Mach (autre agnostique) tendant à créer des mots raccourcis ou des acronymes désignant immédiatement les nouvelles idées, et permettant d’accélérer les raisonnements. Il est intéressant de noter que l’attrait pour les concepts « simples » s’est trouvée consolidé en 1948 par la théorie de l'information de Shannon et précisé par la théorie de la mesure de la complexité d’un système de R.W. Ashby et A. Kolmogorov (voir II-4-1-e) montrant qu’un système simple (dont la variété est plus faible) est plus probable… ce qui ne signifie pas qu’il soit obligatoirement le bon, le plus pertinent à étudier ou celui reflétant le mieux le domaine à étudier comme le croient les cartésiens ! Enfin il a ouvert la porte à la sémantique moderne. La complexité grandissante d'une théorie scientifique est quelque fois pris comme signe d'une théorie en voie de perdition, ainsi le système planétaire de Ptolémée, mettant la terre au centre, a fait l'objet d'une tentative de sauvetage par Thyco Brahé, ce qui l'a amené à le complexifier d'une manière toujours plus importante pour répondre aux mouvements observés des astres. Cet exemple est souvent donné comme facteur de motivation pour Copernic qui a fini par proposer de mettre le soleil au centre en simplifiant ainsi radicalement le modèle de notre système planétaire.
Le Réalisme de son côté a fait considérablement progresser les sciences du XVII° au XIX° siècles en leur en apportant méthodologie et rigueur et en mettant en place ce que l’on a appelé la « Méthode de Descartes », bien que très critiquée dans cet essai. Simultanément, le Réalisme pose deux problèmes : il est clairement un frein à l’apparition du nouveau paradigme qu’est la Systémique - tout comme la théorie de Newton a freiné la diffusion des théories d’Einstein -, et il pose aussi le problème de la « réalité du Réel ». Kant et Karl Popper ont parfaitement imagés ce problème (voir plus haut) en évoquant la science comme étant construite sur des pilotis qui s’enfoncent non pas jusqu’à trouver un niveau stable, mais jusqu’à –croyons-nous – nous permettre de construire un certain édifice, d'une taille limitée. Celui-ci, dès qu’il se révélera trop ambitieux, s’écroulera sur ses sables mouvants sous-jacents. Il nous faut reconnaître en effet que les concepts de « classes d’objets » ou de « genre » lorsque trop pris pour tels et par trop considérés comme solides, absolus et peu remis en questions, comme le font le Réalisme et l'Idéalisme, s’avèrent dangereux. C’est bien le but des travaux d’A. Korzybsky que de souligner qu’il nous faut en permanence remettre à leur place ces concepts, on retrouve ici la démarche de prudence aristotélo-vichienne. Enfin, ces concepts, de « classes d’objets » ou de « genres » ne doivent en aucun cas, comme l'explique Mario Bunge [BUNGE, Mario, 2008] être confondus avec des objets réels, car ils ne sont que des concepts, c'est son argument principal contre le matérialisme dialectique et l'idéalisme également d'ailleurs. On ne peut donc pas les manipuler comme des objets réels, notamment la négation (dialectique) d'un concept est possible (même si souvent peu pertinente...) alors que la négation d'un objet réel (pomme, table, atome,...) ne correspond à rien. Enfin ces « classes d’objet » en matière de politique avec les « Classes » en luttes dialectiques entre elles chez Marx, le « Peuple », le « Parti », la « Patrie » etc... ne sont rien d’autre que des personnalisations de choses qui n’existent pas dont le but est d’exciter les sentiments des gens pour mieux les manipuler et leur faire oublier que derrière cela se trouve un petit nombre d’individus avides de pouvoir. Même chose sur la création d’absolus qui n’existent pas tels que Le Bien et Le Mal dénoncés par Spinoza, voir (III-2-2). Simone Weil analyse parfaitement cette technique sur Marx : « Plus Marx analyse profondément le cours de l’histoire et les lois économiques, plus il modifie son point de vue, jusqu’à ce que, d’une manière imprévue, la « collectivité » devienne une hypostase, la condition des actions individuelles, une « essence » qui « apparaît » dans l’action et la pensée des hommes et se « réalise » dans l’activité. Elle constitue, à côté du domaine « privé » de l’individualisme bourgeois, un domaine à part, celui du « général », et, en qualité de substance indépendante, est le fondement du premier ; par exemple, la valeur d’un produit est déterminé par elle, avant de se « réaliser » dans le prix concret, empirique du marché. ». [WEIL, Simone, Œuvres en 1934, Ed. Quarto Gallimard, p 353]. Non seulement il y a ici invention d’une « essence » qui n’existe pas, mais on découvre tout à coup chez une grande référence du matérialisme un processus typiquement platonicien-idéaliste où une idée -la collectivité ou encore la valeur d’un produit - « tombe » -se réalise – dans les ouvriers ou encore le prix concret, exactement à la manière des Idées platoniciennes « tombent » dans la matière et s’y réalisent ! On est alors loin du Constructivisme épistémologique puisque qu'il s'agit de découvrir des objets préexistants (les nombres premiers par exemple) et non de les construire dans nos têtes. On est également assez loin de la Rationalité limitée car le rationalisme se pense capable de prendre en compte, de voir ou découvrir implicitement la totalité du réel,sans véritable notion de limites de l'horizon d'information ou de la cognition. On s'éloigne bien entendu de la phronésis/prudence et modestie vichienne ou aristotélicienne.

On retrouve fort bien dans cette image la problématique des niveaux du réel. Niveaux plus ou moins définis par le chercheur, un niveau étant arbitrairement choisi comme niveau d’étude et de référence, souvent d’ailleurs via une prise de conscience insuffisante de ce choix. A nouveau dans ces différents niveaux, tel par exemple les 3 mondes de K. Popper, il faut bien garder à l'esprit que le 3° monde de K. Popper (voir II-5-5), celui les productions de l’esprit humain vraies ou fausses, n'est plus un niveau constitué d'objets réels contrairement aux deux premiers. Il n'est donc en rien comparable à ceux-ci, ne peut obéir aux mêmes lois, car il n'est que conceptuel. C'est bien la thèse défendue par A. Korzybsky, incitant à la prudence vichienne, malheureusement oubliée par les tenants de l'idéalisme, ou du matérialisme dialectique.

Apport de la Systémique : la Systémique bouscule et réunis à la fois les deux positions du nominalisme et du réalisme. Comme entre l’Idéalisme et le Matérialisme, la Systémique va consciemment, délibérément et tentant d’en mesurer les risques, choisir un niveau du réel pour y découper un certain sous-système, objet de son étude. Ce découpage peut être vu -pour paraphraser Saint Thomas d’Aquin- comme un scandale ontologique, car contre nature. Par définition en effet, ce (sous-)système découpé ne sera pas indépendant du reste, et ne peut pas être envisagé comme pouvant vivre/évoluer seul. Par ailleurs le choix du niveau de réalité se fait lui aussi délibérément. Plus le niveau de réalité choisi s’éloigne du niveau immédiat macroscopique humain (le mètre, la lumière visible,…) plus ce niveau sera difficile à aborder. La Systémique tient compte de l’existence des autres niveaux, englobés et englobants, même s’ils sont plus ou moins connus. Les autres systèmes seront vus comme l’environnement du système découpé. Cette opération de découpage est bien sûr une phase très importante car elle nécessite de définir les frontières (artificielles) ainsi « créées », et les entrées et sorties à ces frontières. Certains comportements, lois, etc. du système (sous-système découpé) pourront être alors définis soit comme venant directement du niveau inférieur, soit comme phénomène émergeant propre au niveau étudié. Par exemple, en physique le niveau macroscopique voit disparaître les lois quantiques pour voir émerger les lois de classiques relativistes à l’échelle du niveau quotidien. A plus grande échelle (ou vitesses supérieures dites « relativistes »…) on voit émerger les lois de la relativité d’Einstein. Ceci explique que certains concepts aristotéliciens d’Acte et de Puissance peuvent être –délibérément mais une fois encore, consciemment et prudemment - réutilisés par la Systémique. En effet une loi ou un phénomène émergeant au niveau étudié, pourra être volontairement « simplifié » par le chercheur en utilisant ces outils conceptuels venant d’Aristote. La « vertu allergisante » du pollen fonctionne et suffit à un certain niveau de traitement pour le médecin généraliste qui n’a pas besoin de plus pour traiter son malade ; ayant appris en école de médecine par ailleurs la « vertu antiallergique » de tel ou tel médicament pour combattre cette allergie. Il appartiendra par contre aux chercheurs des laboratoires pharmaceutiques de disséquer les mécanismes (typiquement systémiques et complexes d’ailleurs !) des allergies pour aller plus au fond des problèmes afin de trouver de nouveaux médicaments.
L’apport de la Systémique est donc d’utiliser un certain nombre d’outils conceptuels en tout état de cause, et en connaissant les limites, et sans rentrer à nouveau dans les débats connus. Il ne s’agit plus ni d’être Nominaliste, ni Réaliste ou Idéaliste, mais d’utiliser les outils conceptuels des deux à bon escient, au bon moment avec pragmatisme, et prudence vichienne… tout en étant conscient que nous sommes nous-mêmes pétris d'à priori, d’idéologies, et de cultures… et qu’il est donc impossible de faire « tabula rasa ».


SUITE du Blog : V-3) Rationalisme versus Empirisme

Benjamin de Mesnard

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