lundi 13 avril 2009

IV) Théories opposées à la Systémique (IV-1 Platon et IV-2 Descartes)

IV-1) Platon

Platon a développé la théorie de l’Idée indépendante de la réalité accessible à nos sens. Pour Platon il existe un Monde des Idées, déconnecté du Monde d’ici-bas. Le Monde des Idées est immuable, incorruptible, inaccessible. Comment alors pouvons-nous atteindre malgré tout ce monde ? Par réminiscence, l’âme humaine avant de « tomber » dans un corps s’est trouvée dans ce Monde des Idées et a connu celles-ci. Nous nous souvenons de ces Idées en rencontrant ici-bas les êtres ou les objets corruptibles individuels. A notre mort, notre âme retourne dans ce Monde des Idées immuables et incorruptibles.
Aristote, comme indiqué plus haut a repris Platon mais pour s'y opposer, en expliquant que les Idées ne sont pas séparables de la Matière et forment un tout indissociable avec celle-ci, permettant ainsi de mieux expliquer l’acte de connaissance.
Plusieurs points sont à souligner sur les Idées de Platon :

   a) Les Idées sont immuables et incorruptibles
Platon voulait lutter contre les Écoles précédentes –notamment les Épicuriens ou encore l’atomisme de Démocrite- en essayant de définir une base stable absolument nécessaire à tout développement d’une pensée rationnelle : les Idées incorruptibles. Comme sur terre rien n’est, à l’évidence, permanent, il a eu besoin de les mettre dans un monde séparé, le ciel semblant à l’époque le meilleur candidat. Sans cette base stable, point de départ et de référence absolue, il lui semblait impossible de ne rien construire, aucun raisonnement ne pouvant s’épanouir. Pour pouvoir abstraire du réel observé des lois générales, ces lois devaient préexister ailleurs quelque part, l’homme ne faisant que retrouver ces lois, et ne les inventant pas. On remarquera ici en passant la racine du positivisme où il s’agit de découvrir les lois de la nature, du réel donné, et la racine du dualisme cartésien.

   b) Le temps est nié
Cette philosophie a pour effet de nier le temps dans toute abstraction, par définition immuable. C’est l’une des premières manifestations de ce besoin des philosophes puis des scientifiques -notamment modernes- de nier tout effet du temps vu comme une simple dimension supplémentaire, que l’on peut parcourir librement dans les deux sens, en avant ou en arrière comme l’une des trois dimensions spatiales. C’est l’un des plus graves défauts de cette philosophie, il faut bien reconnaître que cette négation du temps a lourdement influencée les générations ultérieures de philosophes. Aristote a cherché à réintroduire le temps par sa nouvelle définition des êtres, mélanges intimes de matière et de forme et donc corruptibles contrairement aux formes pures de Platon. De même l’un des plus grands reproches que l’on ait faits au Structuralisme est bien l’absence du temps, les structures étant au moins implicitement présentées comme immuables précisément comme les Idées de Platon. A l’opposé les approches évolutionnistes actuelles ont bien du mal à retrouver une définition précise du concept d’espèce dont les frontières entre elles finissent par paraître de plus en plus floues. Mais n’est-on pas ici en face du phénomène classique d’une frontière qui, dès lors qu’elle est observée de trop près, semble disparaître ? Sur ce point les fractals apportent de très grands progrès dans la nouvelle approche qu’ils permettent de ce problème. Enfin, il faut rappeler la somme toute récente réintroduction de la flèche du temps par la Physique Moderne, qui jusque (et bien après encore) l’arrivée de la Thermodynamique et du principe de l'entropie , considérait la flèche du temps comme parfaitement symétrique dans les deux sens. Il faut ici se souvenir des véritables batailles conceptuelles qui ont été livrées pour faire admettre une flèche du temps asymétrique.

   c) L’Être-Système est éclaté en deux composantes dissociées
Platon s’est focalisé sur l’être humain pour imager sa philosophie des Idées. L’Âme et le Corps font deux, accidentellement réunis pour l’espace d’une vie, la Matière d’un côté, les Idées de l’autre évoluent dans deux mondes complètement différents. On retrouvera cette idée jusqu’à nos jours, dans l’éternelle opposition matière –et matérialistes- contre idées –et idéalisme-. Ces deux positions seront en permanente apparente opposition, alors qu’elles forment les deux faces de la même philosophie, la philosophie non-systémique. Ceci est l’un des thèmes principaux où se rejoignent Aristote et la Systémique. C’est le thème qu’Aristote a le plus développé contre Platon, en l’attaquant d’ailleurs ouvertement sur ce point. Thomas d’Aquin a cherché à expliciter l’impact de ce point chez Aristote, tout en cherchant à faire admettre Aristote par son époque et en particulier par l’église catholique. La foi chrétienne impose en effet que l’Âme (ici la Forme) doit pouvoir se séparer à nouveau de la matière à la mort d’un homme. Cette séparation doit intervenir d’ailleurs pour les seuls êtres humains, et non les animaux, ce qui n’était pas en l’occurrence la plus petite difficulté à surmonter pour Thomas d'Aquin. Il n’a pas à proprement parlé réussi à surmonter celle-ci puisqu’il fait appel à un miracle systématique à la mort de chaque individu pour expliquer cette séparation insoutenable pour un tenant d’Aristote. Thomas d'Aquin n’hésite pas d’ailleurs à qualifier la mort de « scandale ontologique ». Il est à noter qu’Aristote ne semble pas avoir eu recours à cet artifice et ne semble pas préoccupé par cette question au demeurant purement religieuse.

IV-2) Descartes (1596-1650) et le Réductionnisme

Descartes est l’un des plus brillants représentant de cette philosophie « idéaliste-matérialiste ». Lui aussi a éprouvé ce besoin de trouver une base stable à toute raison, besoin irrépressible de pouvoir s'appuyer sur une point fixe. Il a défini une Méthode générale ayant l’ambition de permettre de s’attaquer à tout type de problème ou étude sur le monde. Sa Méthode cartésienne repose sur 3 étapes présentant des différences notables par rapport à la Systémique comme vu au chapitre II et sur la boucle Systémique de la démarche scientifique avec K.Popper l’épistémologue en (III-2-8) : 

   - découpe d’un « morceau » de la machine, être vivant, ou organisation à étudier ou bien encore il s’agit d’« isoler un paramètre toutes choses égales par ailleurs ». 
   - étude de ce « morceau » ou bien on fait « tourner » le modèle créé basé sur cet unique paramètre pour voir comment ce modèle réagit. 
   - déductions de conclusions générales sur l’objet d’étude complet d’origine, machine, être, ou organisation.
 
Pour Descartes, cette Méthode est LA méthode à même de s’attaquer à tous les domaines scientifiques, elle est également appelée à juste titre « réductionnisme ». Revu par la Systémique cette méthode comporte 9 erreurs possibles au gré des 3 étapes décrites ci-dessus, et malheureusement ces 9 erreurs sont souvent commises par les chercheurs face à la muraille de la complexité à laquelle ils sont confrontés dans leurs études, et sous la pression du temps. Si toutes ces erreurs sont comprises et évitées on se retrouve – par un chemin détourné – en train de redécouvrir la Systémique. 
 
IV-2-1) Les 9 erreurs classiques de la démarche cartésienne réductionniste :
 
Constat justifié : Un système réel existant, (machine, être vivant, entreprise, économie d’une région, société,…) est trop complexe pour être étudié dans son ensemble. Le chercheur est donc bloqué face à la muraille de la complexité : impossible d’avancer sinon à faire quelques remarques générales voire des lieux communs non vérifiables et donc sans valeur scientifique. 
 
1° étape : On va donc découper un « morceau » du système ou bien « isoler un paramètre » car ce morceau ou ce paramètre isolé est vu – en fait décidé/décrété – comme plus simple que le système complet.
 ● 1° erreur : ce découpage est décrété plus que pensé. Il est choisi pour des raisons de facilité d’étude (ou de calculs) et non de pertinence. Un paramètre est isolé, un « morceau » choisi parce qu’il se trouve qu’il est plus accessible, mieux étudié précédemment, plus manipulable, ou encore plus « simple » (voir erreur n°3). 
 ● 2° erreur : on retrouve l’erreur du critère d’évidence de Descartes : « « à ne jamais reconnaître une chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment pour telle ». La seule justification récurrente du choix d’un paramètre afin de l’isoler est finalement : « c’est évident ». Or comme on l’a vu ce critère est le plus faible qui soit, car dépendant de la culture ou des à priori du chercheur, et pouvant se révéler complètement faux le cas échéant. Ainsi « la terre est plate » était évident, mais faux. 
 ● 3° erreur : Les effets de bords dus à ce découpage ne sont pas pris en compte. Cela est difficile, vu l’énorme jeux d’inter-relations enchevêtrées qui relient ce « morceau » ou paramètre au reste du système, et que - par définition - on ne connaît pas, alors que l’on vient de les briser ! 
Le chercheur isole donc un paramètre selon la méthode réductionniste du « toutes choses égales par ailleurs ». Mais alors comment expliquer des variations observées de ce paramètre dans le système réel sans l’influence des autres paramètres (des autres sous-systèmes) dès lors que l’on a décidé de les ignorer ? Le modèle théorique à un seul paramètre risque fort de devenir incompréhensible, avec des comportements étranges, précisément parce que dans la réalité, ce sont plusieurs sous-systèmes qui agissent de concert et s’auto-régulent les uns les autres. Ainsi au début des réseaux de courants électriques alternatifs, les ingénieurs étaient confrontés à des instabilités de la tension (voltage), de l’intensité (ampérage) et de la fréquence du courant. En bons cartésiens ils se sont focalisé sur la solution qui paraissait la plus simple, en prenant un seul paramètre, le voltage qui présentait les variations les plus fortes (critère d’évidence). Mais en contrôlant le voltage correctement, l’ampérage et la fréquence devenaient encore plus instables d’une manière qui semblait incompréhensible. Puis on voulant contrôler l’ampérage seul, ce sont les deux autres paramètres qui échappaient à tout stabilisation. En croyant simplifier le problème, ils n’ont donc fait que le compliquer encore plus. Cette situation à duré jusqu’au jour où ils ont compris qu’il fallait agir sur les trois paramètres simultanément, et non sur un seul à la fois, chose certes en apparence plus complexe, contraire à l’évidence, contre-intuitive, mais seule issue au problème. 
4° erreur : le chercheur cartésien a donc décidé qu’un « morceau » du système réel complet est plus simple que celui-ci. Mais sur quelle base s’appuie-il pour l’affirmer ? Ce n’est qu’un préjugé, un croyance qui n’est fondée sur rien. Par exemple, un chien est un système, un être vivant hypercomplexe, comme tout être vivant d’une part, mais également parce qu’il est un être intelligent et social, s’insérant donc dans une meute hautement organisée et hiérarchisée, ajoutant un niveau d’organisation supplémentaire au « système chien ». La plupart des gens, lorsqu’on leur parle de chiens diront cependant qu’il voient, comprennent de quoi on parle. Mais si l’on prend un « morceau » de ce système afin de le simplifier, disons par exemple son système immunitaire, et que l’on demande s’ils connaissent ce sous-système, ce morceau du chien, ils vous diront – à juste titre - qu’ils n’étant pas spécialiste de ce domaine, ils ne le connaissent absolument pas. Pourquoi cette réponse ? Parce ce que ce « morceau » du chien, en fait un sous-système du chien, est tout aussi hypercomplexe que le chien du départ ! Le pire ici, est que un découpage supplémentaire de ce sous-système – qui permettrait sans doute aux yeux du cartésien de résoudre le problème – s’avère tout aussi ardu ! Car comment s’y prendre pour découper ce système immunitaire, sinon à retomber dans l’arbitraire des erreurs du 1° découpage ? Comme le dit Montaigne pour commenter ce genre de cercle vicieux : «  nous voilà au rouet ». Un autre exemple que l’on doit bien évidemment citer, qui pourtant porte sur les « morceaux » le plus petits possibles du monde réel : les particules dites « élémentaires » (bien mal nommées...), les quantas. Car en effet si Descartes a raison, alors la Théorie des Quantas devrait être « ultra simple » sous prétexte qu’elle traite d’un découpage ultra fin du réel… bien entendu ce n’est absolument pas le cas. 
 
2° étape : Le chercheur va étudier son « morceau » de système initial, va faire « tourner » son modèle réputé plus simple basé sur un paramètre isolé du reste du système. Il va tirer certaines conclusions de ses observations et des simulations tirées de ce modèle.
5° erreur : Comme exposé en (II-3-2) l’étude de ce « morceau » ou modèle à paramètre unique ne prendra en considération que des causalités cartésiennes : A B, au mieux A → B → C. Ainsi le chercheur fera varier le paramètre unique conservé pour voir ce qui arrive dans la logique « que se passe-il si ? » et « toutes choses égales par ailleurs ». Il notera les résultats et considérera alors avoir fait son travail d’étude. Les relations ou causalités en boucles de rétroactions avec ou sans retard temporel (ou temps de réactions), les réservoir intermédiaires d’informations, énergies ou matières, ou les inter-relations enchevêtrées sont volontairement laissées de côtés car trop compliquées pour un modèle que l’on veut simplifier.
6° erreur : Encore faut-il que le modèle ne soit pas bogué, que les observations ou simulations ne soient pas erronées, c’est le danger alors du « GIGO » explicité par J.L Le Moigne : « Garbage In, Garbage Out ». Cela signifie d’une manière imagée que le modèle théorique ne fait que donner en « sorties » les « entrées »  créées et saisies par le chercheur via un modèle inventé par celui-ci. Toutes les erreurs, présupposés, implicites culturels, ou encore buts plus ou moins inavoués ou conscients du chercheur se retrouveront dans les « sorties ». Cela explique ainsi que des spécialistes d’un domaine puissent être en désaccords entre eux, se battant les uns contre les autres à grands coup de modèles, observations et simulations numériques contradictoires, notamment particulièrement dans des domaines faisant l’objet de statistiques et de simulations : économie, médecine, sociologie… Où chaque chercheur obtiendra souvent comme résultats ceux qu’ils avaient en tête dès le départ plus ou moins consciemment, ne démontrant donc par leurs modèles et leurs simulations que ce qu’ils voulaient démontrer dès le départ. 
 
3° étape :
De l’étude de « morceaux » (voire un seul « morceau » !), ou d’un modèle théorique réduits à un paramètre isolé, le chercheur va maintenant tirer - sans prudence ni modestie - à l’inverse de ce que préconisait G.B. Vico, des conclusions générales portant sur l’ensemble du système réel, voire au-delà encore. 
Or rien ne l’autorise à tirer de telles conclusions générales. A partir d’une telle « simplification » décrétée il est impossible de tirer des conclusion au-delà du modèle théorique ainsi créé de toutes pièces et qui ne reflète pas,  finalement, la réalité. Et cela pour deux raisons qui constituent les deux dernières erreurs : 
7° erreur : en réalité ce découpage, ce « morceau » ou isolation d’un paramètre revient juste à créer un modèle théorique à part qui ne reflète que lui-même. Mais cela sans s’en rendre compte explicitement, et en prendre conscience. Il ne s’agit que d’un modèle, un modèle qui ne représente que lui-même et non la réalité. Toute conclusions tirées de ce modèle ne sera donc au mieux valable qu’au sein de ce modèle théorique, par exemple lors d’une simulation numérique. En effet, ce « morceau » ayant été extrait du système réel initial sur des critères de facilité, ce modèle théorique basé sur un seul paramètre isolé n’ont aucune raison de refléter en quoi que ce soit le système réel complet. Toujours sur notre exemple, en effet comment tirer des conclusions générales sur le chien à partir de son système immunitaire ? Comment contrôler le courant alternatif à partir du seul voltage ? Etc... 
● 8° erreur : même en admettant que l’on étudie massivement et en y passant un temps énorme, TOUS les sous-systèmes du chien, comment tirer des conclusions sur le chien à partir de ses « morceaux », ces parties amassés ? Et comment être certain de ne pas être passé à côté de certains sous-systèmes, de « morceaux » non détecté précisément parce que détruits lors des découpages en « morceaux » du chien (exhaustivité) ? Comment être certain d’avoir identifié toutes les inter-relations, boucles de rétroactions avec ou sans retard temporel, réservoir intermédiaires de flux divers (complétude des inter/rétro-relations/actions) ? Comment à partir de ces « morceaux » détecter, comprendre la nature même d’un chien, comme par exemple l’attachement d’un chien à son maître ou ses relations hiérarchiques au sein de sa meute ? C’est toute la double problématique de l’ émergence systémique que l’on retrouve là. Ce qui fait un chien ne se trouve pas dans les « morceaux » découpés d’un chien : « Le Tout est supérieur à / différent de la somme des Parties ». C’est aussi la problématique de l’intégration des systèmes lorsqu’il s’agit de concevoir des machines complexes (centrales nucléaires, fusées, avions, voitures, aéroports…) qui nécessitent l’intégration d’un grand nombre de sous-systèmes, conçus et construits par des entreprises différentes. Les tests d’intégrations pouvant alors révéler – faire émerger – beaucoup de problèmes inattendus, interactions non prévues, et autres effets pervers ou effets de bords. 
On a donc deux phénomènes d’effets de bord et effets pervers possibles dans la démarches cartésienne : la 1° lors du découpage (erreur n°3) puis lors des tests d’intégrations de différents sous-systèmes conçus séparément (erreur n°7)
9° erreur : A aucune étape le réductionnisme cartésien n’envisage d’opérer des rebouclages de la Méthode. Contrairement à ce que ferait la Systémique, il n’y a donc pas de remise en cause des études, des simulations, et encore moins des fondements et de la pertinence de l’approche. Les choix du paramètre isolé choisi, des « inputs » du modèle, ou des internes de celui-ci : équations, programmation etc.. du modèle sont-ils objectifs ? Ne reflètent-ils pas des présupposés, croyance ou idéologie des chercheurs ? Cela est normal car comme déjà dit le doute cartésien ne dure qu’un court moment afin de laisser la place à l’évidence de la Vérité. Car même la concertation/ discussion entre sages comme le soulignait (et le recommandait) Aristote ne peut mener à la certitude de la Vérité absolue… Notamment lorsqu’ils partagent les mêmes présupposés et idiosyncrasies, en bref le même paradigme comme l’explique T. Kuhn, et c’est pourquoi il est si important de questionner sans relâche la pertinence des étude et modèle réalisés comme le fait la Systémique. 
 
C’est pourquoi l’approche réductionniste par découpage, isolation de paramètre, peut être utilisée mais à condition de faire preuve de prudence (Aristote, Vico) et modestie (Vico) dans son utilisation, en restant conscient de tous les risques encourus et des limites graves et incontournables de l’approche. On peut utiliser le réductionnisme à la double condition d’être ni cartésien ni d’en faire la seule et unique méthode : elle peut être utilisé comme un outils imparfait, voire dangereux, et seulement dans une toute première étape prudente et modeste. Sans jamais oublier que le « Tout est différent de la somme de ses parties » déjà compris par Aristote il y a 2400 ans… Et qu’il n’y a pas de solutions simples aux problèmes du monde réel. 
Comment en est-on arrivé là ? Via une série de concepts et raisonnement développés par Descartes puis les Positivistes : 
 
IV-2-2) Les concepts d'évidence ainsi que de mouvement et de l'étendue

Son "Je pense donc je suis" est donc la tentative d’établir cette base stable, reposant sur « l’évidence de la chose connue », concept qui est probablement analysé aujourd’hui comme l’un des moins évident qu’il soit possible de trouver. Descartes cite quatre préceptes généraux dont le premier est : « Le premier étant de ne recevoir jamais une chose comme vraie que je ne la connaisse évidemment être telle, c'est à dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne rien comprendre de plus de mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de la mettre en doute. » ; plus loin il ajoute : « la physique se nourrit de la métaphysique en s’appuyant sur l’évidence et la déduction de l’étendue et du mouvement, raison métaphysique qui s’appuie sur le divin » [DESCARTES, René, 1992]. Deux erreurs simultanées qui ont fondé sa philosophie : l’évidence tirée de la métaphysique, qui relève de la foi la plus pure, et la déduction tirée du mouvement et de l’étendue. Alors que l’on sait avec quelles difficulté nous nous sommes extraits de la croyance Antique que la vitesse -et non l’accélération- était proportionnelle à la force pour le mouvement. De même nous avons vécu avec Einstein et simultanément la Théorie Quantique un bouleversement complet du concept d’étendue. Descartes s’est donc servi de l’idée d’intuition pour lancer sa théorie de la table rase, en partant du principe qu’elle était un support extrêmement solide car relevant du sens commun, donné lui-même comme solide et preuve d’une philosophie solide. Naturellement, le sens commun n’est en rien un support solide, car que se passe-t-il si j’affirme que mon sens commun personnel me dicte le contraire de Descartes ? C’est l’argument principal et récurrent de Descartes et aussi son point le plus faible. Enfin, quelle est la valeur de l’intuition et du sens commun d’un parisien à notre époque par rapport à celle d’une personne vivant dans la jungle amazonienne au X° siècle ? Est-elle meilleure ? Inférieure ? Supérieure ? En tous cas certainement pas identiques ! On arrive ainsi rapidement aux Polylogismes (voir V-18) où chaque sous-ensemble d’individus est supposé avoir une logique propre selon « l’intuition » de ceux qui ont décrétés ces sous-ensembles. On tombe donc dans le relativisme le plus radical, où toute intuition, « bon sens » ou Polylogique en vaut un autre, le mien étant naturellement meilleur que celui de mon voisin. On note en passant que Descartes qui met en avant son fameux « doute cartésien » ne le fait que pour mieux l'oublier l'instant d'après grâce à son concept d'évidence qui, lui, ne laisse plus la place à aucun doute ! Comme on le voit avec G.B.Vico, détracteur de Descartes seulement 50 ans après lui, le véritable doute scientifique doit être permanent, ne jamais se fier aux soit-disant « évidences » toutes marquées du sceau de sa culture et formation personnelle, en se rattachant à la prudence, la phronésis d'Aristote. Sur l'évidence chez Descartes, rien de mieux que de citer un peu longuement un membre de l'Union Rationaliste, organisation qui ne jure pourtant que par Descartes (et le positivisme ainsi que la pseudo-science qu'est le Marxisme) dans un papier de Albert Bayet paru dans un ouvrage fêtant les 80 ans de cette union [Le Rationalisme d'Hier à Demain, 2010] : « La faiblesse du rationalisme métaphysique est triple : il confond l'évident avec le familier; il le cherche et le trouve hors de l'expérience; il le tient pour un absolu soustrait à la loi du changement. Résultat, dans le temps même où il proclame la souveraineté de la raison, il la bride, lui ferme les portes du progrès indéfini. L'évidence, nous dit-on, est la marque de la vérité, et ce qui est évident, c'est ce que nous concevons si clairement et si distinctement que nous ne pouvons, de bonne foi, en douter. Rien de plus séduisant à première vue. Malheureusement, l'esprit humain est ainsi fait qu'il confond communément le "familier" avec le "connu", de sorte que, quand une notion est usuelle, coutumière, il a l'illusion qu'elle est claire et distincte. Voilà Descartes. Soucieux d'appliquer son premier précepte, il soumet provisoirement au doute toutes ses anciennes opinions; il fait "table rase"; ayant ainsi suspendu son jugement sur toutes choses, il s'applique à ne laisser rentrer en sa créance que ce qui est indubitable. Bravo ! Mais qu'est-ce qui, tout de suite, lui paraît. indubitable ? C'est le célèbre Cogito : "Je pense, donc je suis". Cela est, à ses yeux, invincible. Pas la moindre fissure par où puisse se glisser fût-ce l'ombre d'un doute : quand même on supposerait qu'on ne sait quel trompeur très puissant emploie toute son industrie à me tromper, "il n'y a point de doute que je suis s'il me trompe". "Il n'y a point de doute...". On s'incline d'abord. La phrase frappe comme un poing, laisse le lecteur étourdi. Et du coup voilà posés, au nom de l'évidence, l'être et le moi... Mais enfin, à la réflexion, qui oserait soutenir que l'idée d'être et l'idée de moi sont "claires et distinctes" ? Ce sont, au contraire, des idées confuses, obscures et bien loin de les saisir "clairement et distinctement", nous avons beaucoup de mal à en attraper quelque chose. ».

IV-2-3) La grande misère du « je pense donc je suis », du cogito… et de son évidence

Toujours du même Albert Bayet à la suite dans le même papier : « D'autre part, on a vingt fois noté qu'il y a cercle vicieux à déduire je suis de je pense, puisque le "je" de "je pense" n'aurait aucun sens s'il ne désignait quelque chose qui est. De même que le prestidigitateur ne sort un objet de nos poches que parce qu'il l'y a préalablement glissé, Descartes ne fait sortir l'être et le moi du cogito que parce qu'il les y a préalablement introduits. Et pourtant ces objections, qui nous sautent à l'esprit, n'arrêtent pas l'auteur des Méditations et des Principes. Là où nous trouvons tant d'obscurité, de confusion, d'illogisme, il ne voit que du clair et distinct. Pourquoi ? Parce qu'il manie des choses "familières". On sait aujourd'hui, par les travaux de M. Gilson et de M. L. Blanchet, que le cogito, si souvent présenté comme une trouvaille de Descartes, vient de saint Augustin. Le sum, si me fallit des Méditations reproduit fidèlement le sum, si fallor de la Cité de Dieu; entre temps, note M. Gilson, la doctrine augustinienne du cogito se retrouve chez Scot Erigène, chez Heiric d'Auxerre, chez Pic de la Mirandole; au début du XVIIe siècle, on la voit reparaître "un peu partout" chez les apologistes en lutte contre les libertins. c'est parce qu'elle est "reçue", "admise", que€ Descartes la trouve évidente. Au reste, quelque chose lui est encore plus familier : c'est la langue latine et la langue française. Le mot latin "cogito", l'expression française "je pense", expriment ce que les grammairiens appellent la première personne. Dès l'instant qu'on les emploie, il va de soi qu'on retrouvera cette première personne. Mais elle ne sort pas du raisonnement dans lequel on les place, elle sort du langage lui-même, c'est-à-dire de la conscience collective dont ce langage est le reflet. c'est parce que le latin et le français sont également familiers à Descartes que l'idée portée par eux lui semble évidente. La même confusion entre le familier et l'évident se retrouve tout au long de la métaphysique cartésienne, suivons la chaîne : Je suis, l'âme est distincte du corps, Dieu est parfait, Dieu n'est pas corporel, l'homme a un libre arbitre, il y a en chaque substance un attribut qui constitue son essence, etc., etc. Que tout cela ne soit pas "évident", les faits le prouvent. On ne compte pas les philosophes qui, en toute bonne foi, ont rejeté l'idée de l'âme immatérielle ou du libre arbitre; on ne compte pas les peuples qui ont conçu les dieux comme corporels; on ne compte pas les penseurs qui ont déclaré n'avoir aucune raison de croire à un Être parfait. Quand Descartes nous affirme "qu'on peut démontrer qu'il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d'être ou d'exister est comprise en la notion que nous avons de lui", nous sourions ; car nous savons bien que cette "notion", dont on nous déclare si assurément qu'elle est en notre esprit, n'y est pas. Mais, ici encore, demandons-nous quelles sont ces idées qui sont si évidentes pour Descartes, alors qu'elles le sont si peu pour nous. L'histoire répond : ce sont précisément celles que la culture scolastique et la culture gréco-latine ont rendues familières à Descartes. Certes, il y met sa marque, mais il les reprend au fonds commun qu'une longue tradition antérieure lui a légué. Ce sont des "évidences marque Occident chrétien" des "évidences 1637". 

IV-2-4) Les dessous de la « tabula rasa »

Toujours du même auteur dans le même papier : « Pour faire sa table "rase" Descartes l'a débarrassée de toutes les notions qui avaient cours autour de lui, qui lui étaient, en raison de sa formation, familières : mais, quand la table se garnit à nouveau, on voit apparaître, à côté de quelques nouveautés saisissantes comme le mathématisme universel, ces mêmes vieilles conceptions qu'on croyait balayées. Visiblement, Descartes les avait placées sous la table rase; il n'a eu qu'un geste à faire pour les retrouver; parce qu'il est habitué à elles, il les déclare claires et distinctes, et le vieil appareil scolastique s'étale, remis à neuf, sur la table de l'évidence. La bonne foi du philosophe est hors de question. C'est avec une pleine sincérité qu'il déclare que les deux propositions "Dieu existe", et "les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits", ont une même évidence. Bien loin d'admettre une différence de nature ou de valeur entre ses affirmations métaphysiques et ses affirmations scientifiques, il se plaît à répéter que celles-ci dépendent de celles-là, que , "si l'on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d'aucune autre chose", toute la chaîne des vérités est suspendue à la connaissance de l’Être Parfait. Aujourd'hui que le positivisme est devenu, dans les milieux intellectuels, aussi répandu que le déisme, ces déclarations de Descartes font sourire. Nous savons que la croyance à la proposition : "Les angles d'un triangle sont égaux à deux droits" , est absolument indépendante de la croyance à Apollon, à Iahveh, au Dieu cartésien ou au Dieu de Pascal. Mais Descartes, formé par la tradition scolastique, dominé par elle, même lorsqu'il la combat, ne peut encore faire le départ qui nous est aujourd'hui si aisé. Plein de l'idée familière du Dieu de l’École, il la retrouve de bonne foi derrière chaque théorème et, parce qu'elle lui est familière, il l'estime chaque fois de plus en plus "claire et distincte". ».
Note : « l’évidence » de l’affirmation "les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits" de Descartes n’existe pas plus que celle de "Dieu existe", car valable exclusivement dans un référentiel euclidien d’une géométrie plane. Dans un référentiel non plat comme la surface d’une sphère ou d’une selle de cheval cette affirmation si évidente pour Descartes s’avère fausse, c’est ce qu’a découvert Bernhard Riemann avec la géométrie qui porte son nom...

IV-2-5) Le lien avec Platon, le dualisme

Descartes a néanmoins défini une méthode analytique toujours utile aujourd’hui... sous réserve d'être pleinement conscient de toutes ses limitations et de faire preuve de prudence vichienne dans son utilisation. Cette "Méthode Cartésienne" consiste à séparer en autant de petites parts un problème ou un objet d’étude scientifique, c’est la « séparation des variables ». Chaque petit morceau, ou variable, est alors analysé, compris, et il suffit d’avoir analysé chaque morceau pour comprendre l’objet initial. Cette méthode fonctionne lorsque, précisément, l’objet d’étude ne forme pas un système, ou un Être comme aurait pu le dire Aristote. Chaque composant devant alors être suffisamment peu lié aux autres pour que ce découpage à répétition ne porte pas à conséquence. Le problème majeur de la "Méthode Cartésienne" dite encore à juste titre "Réductionnisme" est justement d’avoir ignoré cette condition. Aveuglé par ses succès initiaux bien réels, elle a prétendu s’appliquer partout et sur tous les objets d’études, hors de toute prudence et sans prendre garde à leur complexité interne, considérant que ces objets étaient « simplement » compliqués et non complexes.
Cet aveuglement s’est retrouvé à plusieurs niveaux des sciences, et se trouve lié au problème de la simplification abusive -mais nécessaire à l’époque- du concept de temps, ignorant par la même l’un des facteurs de complexité majeure de monde réel : les systèmes dynamiques dissipatifs en équilibres homéostatiques dynamiques sous un flux d’énergie, loin de l’équilibre statique.
Descartes a par ailleurs, utilisé le concept d’Étendue -symétrique du Cogito- permettant de quantifier le réel et partant de le mathématiser. Ce concept est l’équivalent de celui de Matière chez Platon, et comme lui, est totalement séparé du Cogito comme le sont les Idées chez Platon.
Le lien entre Platon et Descartes devient clair à ce stade. Le Cogito est issu directement du "Monde des Idées" car il est pensé comme étant la chose qui reste lorsque l’on a retiré au sujet pensant tout ce qui le faisait homme. C’est donc la pensée pure, détachée d’un corps vu comme vil, voire avilissant. A ce titre Descartes est bien clairement un idéaliste, il appartient en fait avec son Cogito qui s’oppose à l’Étendue, à la même école de pensée dualiste "idéaliste/matérialiste" que Platon. Ce retranchement dans le cogito, c’est-à-dire le "je" viens de plus d’un usage inadéquat de ce mot dont l’utilité première est de s’adresser au autres pour se désigner soi-même, et non comme le pivot de toute une philosophie. Pour terminer sur le Cogito, qui peut garantir à la lumière de la psychologie moderne et des neurosciences en quoi il est une base connue, connaissable, et stable ? Car s’auto-désigner n’est-ce pas se prendre comme objet de connaissance, à la fois sujet et objet or l’être humain n’est-il pas l’un des objets les plus complexes qu’il soit ? On ne peut alors que savourer les propos de Nietzsche dans « Par delà le Bien et le Mal » : « quand je décompose le processus logique exprimé dans la phrase "je pense", j'obtiens une série d'affirmations hasardeuses dont le fondement est difficile, peut-être impossible à établir, par exemple, que c'est moi qui pense, qu'en général il doit y avoir quelque chose qui pense, que penser est une activité, une action d'un être, considéré comme cause, qu'il y a un "Moi", enfin, qu'il est déjà établi ce qu'il faut entendre par penser que je sais ce que c'est que de penser. Car si, à part moi, je n’étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler pour savoir si ce qui arrive n’équivaudrait pas à "vouloir" ou à "sentir" ? En un mot, ce "je pense" présuppose que je compare mon état actuel à d'autres états que je connais en moi pour établir ce qu'il est : à cause de cette référence à un «savoir» venant d'autre part, il ne donne certes pas pour moi de certitude immédiate. Au lieu de la "certitude immédiate", à laquelle le peuple peut croire dans des cas donnés, le philosophe déduit une série de questions métaphysiques, véritables questions de conscience pour l'intellect, qui signifient : D'où est-ce que je tire la conception penser? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l'action? Qu'est-ce qui me donne le droit de parler d'un Moi, ou même d'un Moi comme cause, enfin d'un Moi comme cause des pensées?» [NIETZSCHE, Friedrich, § 16, 1913].
Descartes lui-même a plus ou moins été conscient de ses incohérences venant de ses positions platoniciennes. C'est pourquoi il a dû avoir recours à la miraculeuse glande pinéale. Cette glande est chargée par Descartes d'établir le lien impossible entre l'âme, "Idées Séparées et Immuables" d'avec la "Matière Mélangée et en Mouvement", c'est-à-dire le corps humain. Pour Descartes en effet, la question de savoir comment un être humain pouvait parvenir à lever un bras parce qu'il le voulait était un mystère insoluble. Le fait est que l'âme étant une Idée Séparée, comment pouvait-elle réussir à mouvoir un bras fait de Matière ? Premier mystère. Deuxième mystère : comment l'âme, Idée Immuable pouvait être à l'origine d'un mouvement par essence à l'opposé de l'immuable ? Double mission impossible ! Heureusement pour Descartes, c'est la glande pinéale qui servait de pont entre les deux... Pourquoi cette glande particulière ? Comment parvenait-elle à surmonter toutes ces impossibilité ? Nul ne le sait… Ce dualisme, c'est-à-dire la séparation de l’esprit et de la matière, typiquement platonicienne, permet également à Descartes de conclure la séparation complète entre le chercheur/observateur et l’objet étudié. Sans avoir recours à la Théorie Quantique où l’acte de mesurer influe sur la particule mesurée, on ne peut ignorer plusieurs aspects du couple observateur - observé : l’observateur n’est pas neutre et n’a pas un esprit vide (réfutation de la tabula rasa), l’observateur décide de ce qu’il va observer, il n’étudie pas quelque chose au hasard, il va donc découper -plus ou moins arbitrairement et à bon escient- dans le réel ce qu’il va souhaiter observer, comme on l’a déjà vu, l’observateur fait partie du monde réel, la Systémique tiendra compte –ce que ne fait pas Descartes- du système « complet » (observateur + objet observé), l’objet observé étudié étant ici un sous-système arbitrairement découpé dans le réel. L’observateur doit donc tenir compte du fait qu’il n’est pas extérieur à l’objet observé, mais qu’il fait partie du système (observateur + observé) qu’il est donc en train d’étudier de l’intérieur.

IV-2-6) Et l'intuition….

En matière d’épistémologie, Descartes a soutenu la méthode déduction/ analyse/synthèse, c’est le propre de la méthode réductionniste. Chez lui, l’intuition correspondait à une donnée sûre car "évidente", et communiquée par Dieu. La psychologie moderne a parfaitement démontré le caractère accidentel, non-raisonné et hasardeux que représente l’intuition, assimilable aux mutations génétiques pour l’évolution. L’intuition -tout comme les rêves si bien traités par Bachelard- n’est « rien de plus » qu’un fournisseur de nouvelles idées, possibles nouvelles théories, mais elles ne sont pas pour autant vraies automatiquement et encore moins évidentes : elle devront être mises sous la forme d'une théorie élaborée et argumentée, puis celle-ci mise à l'épreuve du réel par un protocole strict et reproductible d'expérimentation. Karl Popper a démontré que le caractère d’évidence d’une idée ou d’une théorie n’était qu’une illusion, issue d’un effet de la formation, de la culture ou des habitudes acquises par l’individu. Une idée semblant évidente à un individu dans une région donnée ou à une époque donnée, semblera complètement étrangère à un autre. Ainsi l’idée de platitude de la terre a semblé pour beaucoup intuitive (et évidente) en Europe pendant de nombreux siècles alors qu’elle était fausse. Enfin, comment atteindre les niveaux du Réel éloignés de nous, vers le microscopique quantique ou le macroscopique relativiste, par l’intuition et l’évidence de la chose donnée, c’est à dire au seul niveau de la vie quotidienne ?

IV-2-7) Laplace fils de Descartes

Un autre grand représentant du réductionnisme cartésien est bien sûr Laplace. L’idéologie scientiste s’exprime parfaitement dans cette citation de Laplace : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre toutes ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux » [LAPLACE, Pierre-Simon,1814]. La Théorie Quantique, toujours citée dans ce cas, a prouvé la fausseté cette position. Mais on est tenté de trouver pire encore dans la découverte plus récente et très à la mode des phénomènes chaotiques, qui n’ont nul besoin d’avoir recours à l’incertitude quantique pour démontrer que la sensibilité aux conditions initiales de la plupart des systèmes, même les plus simples et qui semblaient les moins problématiques, ne suivent pas ce rêve de Laplace.

IV-2-8) Le doute cartésien antithèse de la prudence d'Aristote et de G.B. Vico

Enfin, comme suggéré plus haut, Descartes s'oppose aussi à Aristote, G.B. Vico et aux Constructivistes épistémologiques actuels sur l'un de ses grands thèmes : le doute. D'aucuns croient pouvoir rapprocher le doute cartésien de la phronésis d'Aristote et de la prudence G.B. Vico, alors qu'il s'agit d'approches, de méthodologies, opposées. En effet le doute cartésien est un artifice pour introduire le concept d'évidence à l'opposé de tous vrais doute et prudence. Le vrai doute scientifique doit être une attitude du chercheur, personnelle et permanente. La prudence est une méthode, faisant appel au dialogue, à la dialogique, entre "sages" acceptant de se remettre en question, et d'adopter plusieurs points de vues. De plus le doute chez Descartes est censé "s'arrêter" lorsque le chercheur est arrivé à un tel niveau décomposition, de réduction, du réel, qu'alors "l'évidence s'impose" sans aucun doute. Comme déjà traité ici, d'une part le critère d'évidence est moins que solide, complètement contestable car dépendant totalement de la personnalité de chacun. ; et d'autre part le découpage en fine tranches de l'objet étudié ne garantie pas -bien au contraire- de comprendre l'objet en question dans son ensemble, sa totalité

IV-2-9) La pire des méthodes : l'introspection

Pour Descartes, l'évidence s'impose donc définitivement lorsque qu'il utilise la "méthode" de l'introspection. Le danger étant ici d'acquérir une certitude par suite de cette rétrospection interne, alors que rien n'indique que son voisin, ou un autre individu avec une autre culture ou à une autre époque n'aura pas la conviction de l'évidence inverse... Au contraire la prudence s'exerce en groupe, qui recherche sciemment une vérité qu'ils savent approchée et sujette à caution, issue d'un dialogue éventuellement long entre "sages". Ici encore il faut citer Albert Bayet toujours à la suite dans le même papier : « Ce n'est pas par le contact avec des faits saisissables et mesurables pour tous qu'il sort du doute provisoire. Il a recours à cette terrible méthode qui consiste à rentrer en soi-même, à s'interroger soi-même. "Je fermerai maintenant les yeux, dit-il au début de la Méditation Troisième, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles...". Et ainsi "s'entretenant lui-même et considérant son intérieur" il examine "s'il y a un Dieu". Il paraît pour le moins étrange qu'un homme s'enferme ainsi en lui-même pour savoir si une chose existe hors de lui-même. Néanmoins l'opération réussit à merveille : Descartes trouve en lui-même l'idée de Dieu, c'est-à-dire d'une substance infinie, éternelle, immuable, de souveraine perfection; il l'y trouve "fort claire et distincte", et il en conclut bravement qu'il n'y en a point qui de soi soit plus vraie". Dira-t-on que, ce faisant, Descartes s'est "observé" lui-même ? Des sceptiques ou des sociologues répondront qu'il savait ce qu'il allait voir dans le temps même où il fermait les yeux. Mais ce qui, en tout cas, est sûr, c'est que cette observation d'un homme par lui-même n'est susceptible d'aucune vérification, d'aucun contrôle. C'est dans le secret d'un intérieur , où un seul homme pénètre qu'apparaît la "vérité" qui doit rallier tous les hommes ! J'entends bien que Descartes semble nous dire : "Rentrez, vous aussi, en vous-même et vous trouverez dans votre intérieur ce que je trouve dans le mien : l'être, le moi, Dieu et le reste… ". Mais enfin, moi qui écris ces lignes, j'ai beau fermer les yeux et me boucher les oreilles, je ne découvre pas l'idée d'une substance infinie, éternelle, immuable et de souveraine perfection. Sans doute, elle ne m'est pas verbalement étrangère : je la connais, comme je connais Apollon, Zeus, Iahveh, Allah, les sirènes, l'Immaculée Conception ou la fée Viviane. Mais, bien loin de la découvrir en moi, je sens et je sais qu'elle me vient du dehors et, que si je me fermais la mémoire en même temps que je ferme les yeux, je n'apercevrais pas la moindre trace de ce que découvre Descartes. J'ai tort, me dira-t-on, et Descartes a raison. C'est possible, mais qu'est-ce qui me le prouve ? Qu'est-ce qu'une observation qui ne vaut que pour celui qui la fait, qui ne peut pas être contrôlée par d'autre ? ».

Enfin, et pour terminer on doit citer Voltaire qui, dès 1764, se livre à une critique sans pitié de Descartes, F. Beaubois le cite :
Citation : « A l'article « Cartésianisme » de son Dictionnaire philosophique, qu'il publia en 1764, il [Voltaire] critique ouvertement la méthode scientifique de ce dernier [Descartes] en ces termes : « Le malheur de Descartes fut de n'avoir pas, dans son voyage d'Italie, consulté Galilée, qui calculait, pesait, mesurait, observait ; qui avait inventé le compas de proportion, trouvé la pesanteur de l'atmosphère, découvert les satellites de Jupiter, et la rotation du Soleil sur son axe. Ce qui est surtout bien étrange, c'est qu'il n'ait jamais cité Galilée et qu'au contraire, il ait cité le jésuite Scheiner, plagiaire et ennemi de Galilée, qui déféra ce grand homme devant l'Inquisition, et qui par la couvrit l'Italie d'opprobre lorsque Galilée la couvrait de gloire. ». Il recense ensuite les erreurs que l'on peut lui attribuer ä la lumière de la nouvelle théorie newtonienne, dont voici les 10 premières selon son classement.
1. « D'avoir imaginé trois éléments qui n'étaient nullement évidents, après avoir dit qu'il ne fallait rien croire sans évidence; 
2. D'avoir dit qu'il y a toujours également de mouvement dans la nature : ce qui est démontré faux ; 
3. Que la lumière ne vient point du soleil, et qu'elle est transmise ä nos yeux en un instant : démontré faux par les expériences de Roemer, de Molineux et de Bradley, et même par la simple expérience du prisme ; 
4. D'avoir admis le plein, dans lequel il est démontré que tout mouvement serait impossible, et qu'un pied cube d'air pèserait autant qu'un pied cube d'or; 
5. D'avoir supposé un tournoiement imaginaire dans de prétendus globules de lumière pour expliquer l'arc-en-ciel ; 
6. D'avoir imaginé un prétendu tourbillon de matière subtile qui emporte la terre et la lune parallèlement à l'équateur, et qui fait tomber les corps graves dans une ligne tendant au centre de la terre, tandis qu'il est démontré que dans l'hypothèse de ce tourbillon imaginaire tous les corps tomberaient suivant une ligne perpendiculaire à l'axe de la terre ; 
7. D'avoir supposé que des comètes qui se meuvent d'orient en occident, et du nord au sud, sont poussées par des tourbillons qui se meuvent d'occident en orient; 
8. D'avoir supposé que dans le mouvement de rotation les corps les plus denses allaient au centre, et les plus subtils ä la circonférence : ce qui est contre toutes les lois de la nature ; 
9. D'avoir voulu étayer ce roman par des suppositions encore plus chimériques que le roman même ; d'avoir supposé, contre toutes les lois de la nature, que ces tourbillons ne se confondraient pas ensemble ; 
10. D'avoir donné ces tourbillons pour la cause des marées et pour celle des propriétés de l'aimant (…). »
Et il achève cette litanie par quelques phrases assassines : « Il faut avouer qu'il n'y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n'est pas qu'il n'eût beaucoup de génie ; au contraire, c'est parce qu'il ne consulta que ce génie, sans consulter l'expérience et les mathématiques : il était un des plus grands géomètres de l'Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu'un chaos au chaos d'Aristote. Par-là, il retarda de plus de cinquante ans les progrès de l'esprit humain. Ses erreurs étaient d'autant plus condamnables qu'il avait pour se conduire dans le labyrinthe de la physique un fil qu'Aristote ne pouvait avoir, celui des expériences, les découvertes de Galilée, de Torricelli, de Guéricke, etc., et surtout sa propre géométrie. » . Fin de citation. [BEAUBOIS, Francis, « Espace, Temps, Mouvement, Une Anthologie d’Histoire et de Philosophie des Sciences », Ed. Vuibert, 2008, p 231]

SUITE du Blog : Théories opposées à la Systémique (R. Thom et A. Comte) 

Benjamin de Mesnard
 Épistémologie Systémique Constructivisme