vendredi 13 novembre 2015

V-15) Référentiel Absolu versus Relatif


Comme évoqué au chapitre (IV), le courant platonicien-cartésien travaille toujours en posant comme base de départ le besoin de trouver un référentiel absolu, condition nécessaire et suffisante selon eux à toute philosophie ou épistémologie. Platon partait ainsi des Idées Immuables (bel exemple de point fixe !). Descartes après une nuit d’illumination a trouvé sa propre pensée en seule référence valable après avoir fait « tabula rasa ». Laplace a consolidé le réductionnisme en supprimant la flèche de temps, et en décrétant que tout était calculable (le petit diable omniscient de Laplace). A. Comte après réflexions à décidé que seules les sciences « dures » (mathématiques, physique) étaient valables, c’est le Positivisme, seul référence possible, philosophie, métaphysique, ou religions devant découler directement des sciences « dures », celles-ci devenant même religions. N. Whitehead et B. Russel ont voulu avec leur Principia Mathematica créer La Mathématique unique et référence absolue, le fait d’avoir plusieurs mathématiques étant vécu comme un échec, et, plus important, La Mathématique devant se suffire à elle-même en s’auto-expliquant. Enfin, K. Marx, Hegel et P. Teilhard de Chardin on chacun assigné un but/point fixe inéluctable à l’Histoire, c'est la démarche historiciste dénoncée par K. Popper [POPPER Karl, Tomes 1 et 2, 1979] et également par F. Hayek. Finalité sociétale pour Marx avec la dictature du prolétariat, politique pour Hegel avec la victoire finale du Roi de Prusse, religieuse avec l’Oméga pour Teilhard de Chardin. Enfin, ne pas oublier dans la longue liste des référentiels absolus, Hitler avec la victoire historiciste d'une race particulière sur toutes les autres. Tous ces référentiels absolus présentent tous les mêmes caractéristiques :
  • définition  d'un point fixe suite à un décret arbitraire par un individu ou petit groupe d'individus convaincus d'avoir raison, de détenir la Vérité (avec grand "V") 
  • ce point fixe est facile à imaginer pour la masse, immédiatement saisissable car simple, il est donc très rassurant puisque le monde entier s'explique désormais par cet unique point fixe. C'est la nouvelle vision du monde, la Weltanschauunungd de Marx et Hitler.
  • historicisme millénariste, car à la fin des temps après bien des péripéties, la race choisie, le peuple élu, la classe prolétarienne, la Science (au singulier et avec un grand "S"), la Mathématique (idem), etc... vaincra
  • "logique" interne absolue et non discutable se déroulant à partir du point fixe jusqu'à son triomphe. Cette "logique" est bien sûr une pseudo-science car intrinsèquement non-réfutable au sens de K. Popper.  « Selon Staline ce n'était ni l'idée ni le talent oratoire mais la "puissance irrésistible de la logique qui subjuguait l'auditoire (de Lénine) » [ARENDT, Hannah, Le Système Totalitaire, Seuil, 1972 p 301].
  • elle s'apparente à une religion à tous ces égards : millénariste, "logique" irréfutable et non discutable, victoire finale du point fixe avec le paradis au bout de la route, en réalité une « Route de la Servitude  » comme le dit si bien F. Hayek.
  • cette "logique" irréfutable est animée de son propre mouvement qui lui permet de surmonter toutes les contradictions que peut lui opposer le monde réel. Chaque échec étant vu comme une difficulté passagère, une bataille perdue seulement, facteur de renforcement de la motivation du mouvement en vue de la victoire finale de la Race, de la Classe, de la Science, etc...  
  • finaliste bien entendu car le destin de la Classe, la Race, la Science est de vaincre, il ne peut en être autrement...
  • idéalistes, même lorsqu'elle se réclame du matérialisme car le point fixe est une Idée, non négociable car censée être immémoriale et toujours là à la fin des temps, vainqueur triomphant.
  • et donc propre à mobiliser les foules (malheureusement)  qui pourront s'empresser alors d'oublier leur morne quotidien pour s’enthousiasmer et marcher en rangs serrés vers un destin glorieux.... avant la catastrophe qui ne manque pas d'arriver bien avant la fin de l'Histoire... 
  •  avec sur le plan politique,le point fixe rassurant du dirigeant supérieur et exceptionnel, on arrive à ce que l’on nomme en France le « Bonapartisme » valable non seulement pour les deux Bonaparte mais également pour l’ensemble des guides/führers, grands timoniers ou autres petits pères des peuples dans un processus que Raymond Aron résume fort bien : « Le bonapartisme escamote la souveraineté du peuple dont il prétend émaner. Il contraint et asservit le peuple prétendument souverain en réduisant les plébiscites à des farces, en érigeant en loi le bon plaisir d’un individu. Bien loin d’unir réellement les groupes et les partis, il laisse subsister, en les camouflants un temps, toutes divisions et se borne à super poser l’arbitraire au chaos. » [Raymond Aron en 1943, article « L'ombre des Bonaparte », paru dans La France libre], pique à destination de De Gaulle… 
Apport de la Systémique : Tout en se gardant de nier l'existence du réel, et donc sans être une philosophie relativiste, la Systémique au contraire acceptent délibérément l’inconfort d’un référentiel relatif :
  • systèmes dynamiques en équilibre instable ponctué, loin de tout équilibre stable
  • gradient de températures, flux de matières, d’informations ou d’énergies traversant un système ouvert et non pas fermé, 
  • réseaux d’inter-relations, boucles rétroactives, effets retards, effets de réservoirs, amortissements versus amplifications
  • mutations chez les êtres vivants ou induction pour les théories scientifiques, donnant lieu à une sélection souvent longue et douloureuse par sélection naturelle des espèces ou réfutation des théories scientifiques, et coopétition dialogique entre paradigmes
  • découpe difficile de modèles contestables et à durées de vie limitées par une réfutation expérimentale pouvant survenir à tous moments ; et qu’il faut savoir surmonter par l’édification (la construction…) d’un nouveau modèle quelque fois dur à accepter car heurtant la culture qui vous a été inculquée, c’est-à-dire le bon sens cher à Descartes mais indéfendable
  • risques de régressions à l’infini par impossibilité du « à ne jamais reconnaître une chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment pour telle » de Descartes, qui aboutit à « La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pieux sont enfoncés dans le marécage, mais pas jusqu'à la rencontre de quelque base naturelle ou "données" et, lorsque nous cessons d'essayer de les enfoncer davantage, ce n'est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu'ils sont assez solides pour supporter l'édifice, … du moins provisoirement » comme écrit par K. Popper [POPPER Karl, 1984, p 111].
Mais le prix à payer, bien qu’élevé pour ce référentiel relatif, peut permettre de ne pas s’enfermer dans le référentiel absolu -celui qui avait été décrété auparavant- et d'éviter tous les dégâts causés lui. Ne nous laissons pas enfermer dans la carte en oubliant qu’elle n’est pas le territoire. Nous devons alors garder en permanence en tête que la théorie actuelle, pour ne pas dire le paradigme, n’est qu’un modèle temporaire en attente de réfutation.

SUITE du Blog : V-16) Dialectique versus Dialogique

Benjamin de Mesnard
Épistémologie Systémique Constructivisme 

dimanche 8 novembre 2015

V-14) Âme versus Esprit versus Corps


V-14-1) Chez Platon :

Pour Platon, l’Âme est le principe d’organisation de l’individu (la Forme platonicienne, Idée Immuable), indépendante de lui et préexistante à celui-ci. Elle « tombe » dans l’individu à sa naissance en venant du Monde des Idées, immuable et incorruptible, monde à part, parallèle à notre monde qualifié de « bas-monde » sur la terre. L’Esprit est l’actualisation individuelle de cette Âme dans l’individu, c’est l’Esprit incarné, c’est la Raison. Le Corps, lui, est la matière individuelle modelée par l’Âme, l’actualisation de l’Âme dans la matière Tout comme un moule va donner sa forme à la matière d’une pièce de monnaie, tout en restant indépendant de celle-ci. L’Âme est donc bien principe d’organisation de l’Esprit (Idée incarnée) et du Corps (Matière incarnée). Cependant chez Platon (repris par Descartes), Forme (Idée du monde séparé des Idées) et Matière (du bas-monde) sont complètement dissociés. Âme et Esprit sont donc vus comme découlant du même monde, alors que le Corps est intrinsèquement séparés de ceux-ci puisque découlant du monde de la Matière. 

V-14-2) Chez Aristote :

 On retrouve chez Aristote les mêmes définitions de base à la différence près que l’Âme n’est pas préexistante à l’individu, mais apparaît avec lui, en étant sa cause, tout en restant le principe d’organisation de l’individu, sa Forme, qui actualisera, modèlera, formera l’Esprit et le Corps. Comme chez Platon, Esprit et Corps sont les actualisations de l’Âme dans l’individu. A l’inverse, l’Âme contient en puissance l’individu lors de son apparition. Mais pour Aristote, l’Âme ne vient d’aucun monde, encore moins d’un monde séparé, elle apparaît (par un mécanisme non compris à son époque mais peu importe), puis préside à la création de l’Esprit et du Corps. Esprit et Corps ne sont pas dissociés complètement comme chez Platon car bien que de natures différentes, ils sont modelés simultanément et dans le même élan par le même principe d’organisation, l’Âme. Ils sont donc intimement liés, mélangés, comme le cuivre et la forme individuelle d’une pièce de monnaie sont liés. C’est pourquoi Aristote qualifie la mort de l’individu de « catastrophe ontologique », car alors pour Aristote, Âme, Esprit et Corps disparaissent simultanément. C’est d’ailleurs cette thèse qui a valu dans un premier temps l’interdiction d’Aristote -et de Saint-Thomas d’Aquin- par l’Église Catholique au Moyen-âge pour qui les thèses de Platon convenaient mieux pour soutenir la survie puis l’immortalité de l’Âme après la «catastrophe ontologique ». En passant on peut remarquer le très intéressant recyclage philosophique opéré par Thomas d’Aquin qui a su pervertir le concept d’Âme individuelle aristotélicien, en un concept redevenant subitement platonicien à la mort de l’individu pour prétendre que l’Âme pouvait survivre après la mort. En effet pour ce philosophe, a cet instant, l’Âme se souvient subitement du monde des Idées séparé de Platon pour le rejoindre (mais non y retourner comme le soutenait Platon) et y demeurer éternellement…

V-14-3) Chez Descartes :

Descartes ne pouvait pas différentier comme le faisait ses prédécesseurs l’Âme et l’Esprit du fait de son incapacité à comprendre les concepts de Forme. Pensant que tout part d’une « Tabula Rasa » où seul compte la matière, « l’Étendue », qui se suffit à elle-même, la Forme n’existant pas, par conséquent Descartes identifie l’Âme à l’Esprit. L’Âme n’a plus sa place, l’Esprit étant nécessairement Esprit incarné dans un individu, l’Âme étant propre à l’individu, Descartes résout l’apparente identité entre les deux en les fusionnant. Plus grave, pour Descartes, d’une part l’Esprit est une substance au même titre que la matière (donc le Corps), et d’autre part, Esprit et Corps sont deux substances séparées, totalement dissociées, distinctes et indépendantes, c’est le dualisme cartésien. Cette dichotomie, est portée à son paroxysme par Bergson ou par la mode des esprits (des revenants) apparaissant sous des aspects fantomatiques et vaporeux au XIX° siècle. L’individu n’existant que par un « lien mystérieux » (dixit) entre le Corps et L’Esprit. Certaines questions insolubles alors apparaissent cependant comme par exemple : comment se fait-il que mon bras se lève effectivement lorsque mon Esprit veut qu’il se lève puisqu’ils sont complètement séparés ? Ou bien : combien pèse l’Âme qui s’échappe du Corps lorsque le mort survient ? etc.…

V-14-4) Chez Spinoza :

Spinoza a pris clairement une position holistique en opposition affichée à Descartes sur cette question. Rejetant le dualisme cartésien, il est donc proche d’Aristote, mais en soutenant l’immortalité « d’une partie de l’Âme » appartenant à la substance unique. Il pensait la substance comme cause d’elle-même : « J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante. » (Spinoza dans Ethique I). La substance –contrairement aux matérialistes comme on l’a vu au sujet de Spinoza en (III-2-2)- est à la fois Forme et Matière et non Matière seule. Cette position à certains égards peut-être comprise comme proche de la Systémique car celle-ci soutient elle aussi qu’il est impossible, pour un système donné, de séparer la structure/forme de la matière sinon à découper (choix arbitraire comme on l’a vu) le système en sous-systèmes eux-mêmes structurés et organisés (Forme et Matière à nouveau) sans jamais tomber sur une matière informe d’un côté et une structure/forme immatérielle de l’autre. Il ne faut pas oublier ici, comme indiqué en (III-2-1) qu’Aristote, bien antérieurement précise : « chaque ordre inférieur est pour l’ordre supérieur une matière à laquelle celle-ci donne une forme », Spinoza et la Systémique, reprendront donc cette idée. De même, la substance unique et infinie de Spinoza n’est pas non plus Platonicienne car elle n’est pas comme dans le monde des Idées de Platon, Formes pures uniquement, mais encore une fois Forme et Matière. A cet égard on peu dire que Spinoza soutenait une position Immanente, Dieu et Nature étant la même chose. 

Apport de la Systémique :

Moyennant toute la transposition des termes déjà vue, la Systémique est effectivement proche d’Aristote et radicalement opposée à Platon et Descartes. Toujours dans l’exemple de l’être humain, l’Âme d’un individu pourrait être assimilée à son code génétique nouvellement constitué par la fusion des deux paires de gênes issues de ses parents, c’est le mode d’apparition non compris du temps d’Aristote ; et apparaissant donc bien à la « naissance » -la conception plus exactement- de l’individu. On parlerait aujourd’hui plutôt d’information que de Forme. Le Corps est bien « modelé » par ce code génétique lors de la gestation en suivant un schéma de développement systémique hypercomplexe mais précis. Cependant la Systémique positionnera plutôt l’Esprit, la conscience notamment, comme un phénomène émergeant très progressivement avec la maturité de ce nouvel être-système qu’est l’être humain. Cette conscience, comme la brillamment décrit J. Piaget, va se construire progressivement dans les premières années de l’enfance, lorsque l’enfant réalisera petit à petit qu’il est un individu séparé de sa mère, séparé du monde mais dans le monde et que son corps forme un tout qui lui appartient. Il va de soi que la question de l’immortalité de l’Âme soutenue par Thomas d’Aquin trouve dans ce schéma une réponse malheureusement évidente…

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Benjamin de Mesnard
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