Enfin en épistémologie, il est très intéressant de noter que ce débat transcendance / immanence ressort dans l’étude de ce que l’on entends par le concept d’« explication » en sciences. Ainsi Francis Halbwachs propose 3 formes d’explications résumées par Pierre Sagaut dans son papier « Introduction à la pensée scientifique moderne », page 134, citation :
« • L’explication homogène (aussi appelée explication formelle), qui ne fait intervenir aucun élément extérieur au système dont on cherche à expliquer l’évolution. L’explication portera donc sur des variables internes de ce système et sur les relations, les lois, qui lient ces variables. Le plus souvent, de telles explications font appel à la notion de conservation d’une quantité (énergie, masse, …) ou de propriétés de symétrie du système considéré.
• L’explication causale (encore appelée explication hétérogène), qui est basée sur l’interaction entre le système et le monde extérieur, ou précisément une sous-partie du monde extérieur représentée par un ou plusieurs objets. L’explication repose alors sur la notion d’échange entre les différents objets en interaction.
• L’explication bathygène (du grec bathus, « profond »), qui consiste à se référer à un autre niveau de description. Il s’agit ici de faire référence à un autre modèle du même système physique, qui le plus souvent repose sur une description à une échelle plus petite. […] (étudions le ) choc de deux boules de billard, l’une étant initialement au repos. Qu’est-ce qui cause le mouvement de la seconde ? La réponse classique est le choc avec la première boule. Lorsque l’on considère la seconde boule, l’explication de sa mise en mouvement lui est extérieure : c’est son interaction avec le monde extérieur (en l’occurrence la première boule) qui est évoquée pour expliquer le changement de ses paramètres internes (quantité de mouvement, énergie cinétique). […] le choix d’un type d’explication pour un phénomène observé n’est pas imposé par l’explication : il résulte d’un choix du scientifique. En modifiant par exemple sa définition du système dont on suit l’évolution, il est possible de changer de type d’explication. Reprenons l’exemple du choc des boules de billard. En ne considérant que l’une des boules, nous avons affaire à une explication causale. Mais que se passe-t-il si maintenant nous considérons le système formé par les deux boules ? La description du système ne fait plus intervenir d’éléments extérieurs à celui-ci, et les propriétés des deux boules (quantité de mouvement, énergie cinétique) peuvent être à tout moment décrites au moyen de lois de conservation (ces deux quantités sont des invariants). D’une explication causale nous sommes donc passés à une explication homogène ! ».
Il est possible de trouver des variations dans ce débat :
- La social-démocratie où les marchés sont jugés nécessaires et acceptables mais devant faire l'objet d'une régulation par l'état « transcendant » afin de limiter les crises et les excès. On retrouve là le principe de subsidiarité de l'Europe où il est admis un équilibre entre centralisation et décentralisation. Le point faible de cette approche tenant naturellement sur deux questions insolubles : Qui peut prétendre avoir la science infuse pour décider où, quand et en quoi les marchés ont mal fait ? C'est la dénonciation par F.Hayek du scientisme positiviste des dirigeants socialistes. Quels sont les critères clairs et objectifs définissants lesdits « excès » des marchés ? C'est la Présomption Fatale de F. Hayek. En effet le problème de cette approche est que l'histoire montre que ce sont plutôt les excès des États, l'instabilité des lois et leurs incohérences dans le temps suite aux changements de majorité qui ont été à l'origine des crises... Ainsi la crise de 1929 vient de la 1° guerre mondiale entre États, les États vainqueurs décrétant une dette énorme sur l’État Allemand, dette impossible à payer, sinon par des emprunts énormes auprès des seules banques capable de les financer, les banques américaines, ce qui a fini par déclenché la crise. La crise de 2008 vient de décisions électoralistes de l’État américain prises en 2001 et avant, obligeant les Banques à ouvrir des crédits immobilier pour les citoyens en "Red Line" et donc insolvables, etc... On y reviendra plus loin. La question devient alors : si on parle d'excès possibles des marchés devant être contrôlés par les États, qui alors contrôle les excès des États ? Problème typique de récursivité systémique du pilotage du système pilote !
- Le socialisme marxiste où l'existence même des marchés est jugée dangereuse, ceux-ci devant être supprimés pour être remplacés par une économie entièrement pilotée depuis le haut, centralisée (centralisme dit soit-disant « démocratique ») totalement transcendant et hétéronome avec toutes ses lourdeurs tenant à la non prise en compte de la complexité du système en question. Cela rejoint les questions traitées en (II-4-1 et II-4-2) sur la mesure de la variété requise d'A. Kolmogorov et la Rationalité limitée de H.A. Simon par le système de pilotage central. Le problème supplémentaire de mode de pilotage est qu'un petit groupe va décréter pour tout le monde ce qu'ils doivent faire. Cela ne peut se faire que par la coercition, la force et pour finir la terreur d'un totalitarisme comme on l'a vu avec Staline, Mao, Pol-Pot, Maduro, etc... ou Hitler et Mussolini avec un autre type de Socialisme, le Socialisme National mal traduit en français par National-Socialisme.
- Entre les créationnistes « purs et durs » équivalents ici au centralisme des marxistes en économie, niant toute évolution et jugeant nécessaire et même vital une intervention divine de tous les instants. Tout être vivant ayant été directement créé par un dieu unique « central » et transcendant bien sûr, ces êtres - bien que donnés comme étant libres- devront ensuite être sous la surveillance et même la conduite permanente de ce dieu tout-puissant. On trouve donc ici un lien manifeste entre ces créationnistes Chrétiens et le Marxisme le rôle du pilote central étant tenu par le dieu unique dans un cas et le parti unique et l’État avec son dirigeant "Petit Père du Peuple" divinisé dans l'autre. Les deux prétendent même contrôler jusqu'aux pensées intimes des « croyants » et ont besoin pour ce faire de commissaires politiques pour les uns et de prêtres pour les autres. . On peut noter en passant que le problème de la prise en compte de la Variété requise et de la Rationalité limitée par le pilote unique central à été -si l'on peut dire- vu et « traité » par les créationnistes en déclarant dieu omniscient, bien que personne ne soit en mesure d'expliquer comment une telle omniscience peut être possible...Et par les marxistes ou autres socialistes nationaux par la déification des dirigeants affublés soudainement de pouvoirs exceptionnels : représentant de la pureté extrême de la race et Guide suprême avec Hitler ou Mussolini ; référence absolue de l’idéologie marxiste avec le « Petit Père des Peuples » avec Staline , Grand Timonier avec Mao, tous supposés être des êtres d’exception de part leur intelligence et leur vision de la fin de l’Histoire, etc...
- Et les adeptes de l' « intelligent design », équivalent ici à la social-démocratie, qui admettent une certaine forme d'évolution locale et limitée mais toujours avec un dieu central transcendant, fixant les objectifs finaux, pilotant globalement mais non dans le détail le projet, cause finale d'Aristote mais sans avoir besoin d'être « présent » en tout et pour tout comme chez les créationnistes « purs ». On retrouve encore le principe de subsidiarité de l'Europe sous une autre forme...
- Enfin, sur tous les plans, le problème de la récursivité à l’infini avec l’approche transcendante :
Le point faible de l’approche transcendante, quelque soit le domaine étudié, c’est de tomber dans une boucle récursive sans fin. Aristote déjà avait parfaitement identifié ce problème. En remontant de cause externe en cause externe, on tombe inévitablement sur un enchaînement qui part à l’infini. Pour tenter d’éviter ce cercle vicieux, il a alors inventé – par décret autoritaire - la Cause Première, pseudo solution à un vrai problème, « cause incausée », cause d’elle-même qu’il a également appelé Moteur Premier. Le problème est que cela n’explique rien d’une part et, d’autre part, cet enchaînement de causes transcendante aboutit de fait à… une cause immanente ! Même problème pour les religions tentant d’expliquer sur quoi repose la terre vue comme plate : elle est posée sur le dos d’une tortue, elle-même sur une vache, elle-même sur un éléphant, et… ensuite nul ne sait ! S’il faut un Dieu unique tout-puissant pour expliquer la création du monde alors qui a créé Dieu ? Idem en politique, comme déjà souligné plus haut : si les citoyens sont immatures et doivent être dirigé par un État pour palier aux « défaillances du marché », alors qui palliera aux défaillance des États (guerres, massacres, déportations, racisme institutionnel, propagande, dettes publiques massives, etc.) ? A chaque fois, lorsque l’on analyse ce problème, on ne peut s’empêcher de penser qu’il serait plus simple d’aller directement à une explication immanente, plutôt que d’aller inventer ces longues chaînes de causes externes transcendantes pour – de toutes façons – inévitablement retomber sur une explication immanente….
Note : dans ce schéma il aurait fallu ajouter que chaque sous-système est probablement muni de son propre système de pilotage... externe ou interne : on retrouve le problème classique de la récursivité complexe du monde réel !
Dit autrement, selon l’approche de Francis Halbwachs, il faut donc impérativement « tester » les différents périmètres / frontières des système(s) afin d’étudier les cas d’explications homogènes (alias immanentes ou autonome) versus causales (alias transcendantes ou hétéronome) en adoptant de multiples points de vues comme le recommandait Montaigne ou L. von Bertalanffy avec son « perspectivisme »... Il faudra également inclure l’explication bathygène faisant alors appel à d’autres moyens au sens de Gödel : échelle moléculaire, atomique ou au contraire astronomique ou méta-système d’ordre supérieur comme l’algèbre par rapport à l’arithmétique…
SUITE du Blog : V-8) Créationnisme versus Évolutionnisme
Benjamin de Mesnard