dimanche 11 octobre 2009

V-3) Rationalisme versus Empirisme


Le Rationalisme attaque des différents problèmes auxquels sont confrontés les scientifiques “ par le haut ” tandis que les Empiristes le font “ par le bas ”. Karl Popper est le dernier philosophe à avoir pris une position tranchée sur ce débat par le concept du néo-positivisme logique. Le Rationaliste pense donc avoir besoin en premier lieu d’une théorie, qu’il essaiera de tester par des expériences qui devront corroborer ou infirmer celle-ci. Sur la base des infirmations de sa théorie, il devra modifier ou abandonner celle-ci.  Il est donc dirigé par la Raison. L’Empiriste, lui, prétend ne pas avoir de théorie, être sans préjugés, et mener des expériences au hasard, et construire des suites de raisonnements à posteriori en tenant compte des résultats observés. K. Popper se demandait alors très justement pourquoi faire alors telle ou telle expérience plutôt qu’une autre, sinon à avoir une idée derrière la tête et donc une théorie au moins implicite. L’apport important de l’Empirisme a été de souligner l’importance des expériences dans la démarche scientifique, en opposition à un rationalisme pur consistant à raisonner en chambre et conclure des résultats, inventer des théories sans jamais les tester sur le monde « réel » (comme le fait le matérialisme dialectique du Marxisme). La Renaissance à cet égard s’est opposé au Moyen-âge, où, par déformation et caricature des philosophes grecs, dits scolastiques, certaines universités donnaient le prima aux discussions sans fin, aux débats, en s’éloignant de plus en plus de la réalité, y compris quelque fois de la réalité la plus commune et quotidienne. On voit bien cependant que Rationalisme et Empirisme ne sont en fait que les deux faces d’une même position qui ne veut voir à chaque fois qu’un seul aspect des choses. Elles se rejoignent sur le fait qu’elles sont toutes deux une manifestation de l’approche parcellaire/disjointe/découpée de la réalité, où l’on tente à tout prix de simplifier les choses, typique d’une approche plato-cartésienne.
K. Popper a fait remarquablement progresser ce débat par ses positions, qui conduisent finalement à le rapprocher d’un “Darwinisme des théories scientifiques”, faisant l’objet d’une sélection artificielle car faite par l’homme. Seules les théories les plus adaptées à l’environnement des expériences, et donc au monde « réel » survivent, leur survivance n’étant en rien une preuve de leur véracité absolue et encore moins définitive. Cette survie dépend en effet des capacités de cet environnement à monter des expériences permises par les outils et matériels disponibles et par les capacités et la précision des instruments de mesures. On ne peut évoquer cette opposition sans citer les positions de T Kuhn, quelque fois catalogué à tort d’anti-rationaliste, sous prétexte que les paradigmes qui se succèdent à travers les révolutions scientifiques changent le monde. J.R. Searle traite fort bien le sujet dans son article « Rationality and Realism, What is at Stake ? » publié dans Deadalus en 1993 : « Thomas Kuhn et Richard Rorty sont deux des auteurs les plus fréquemment cités par ceux qui rejettent la tradition rationaliste occidentale. Je vais maintenant faire une brève digression sur eux. Kuhn est censé avoir montré dans La Structure des révolutions scientifiques que les prétentions de la science à décrire une réalité existant de manière indépendante sont fausses ; en fait, les scientifiques sont plus gouvernés par une psychologie de masse que par la rationalité, et ils tendent à se regrouper d’un "paradigme" à un autre au cours de révolutions scientifiques périodiques. Il n’existe pas de monde réel que la science doit décrire ; chaque nouveau paradigme crée plutôt son propre monde, de telle sorte que, ainsi que le dit Kuhn « les scientifiques travaillent après une révolution dans un monde différent ».
Je pense que cette interprétation est une sorte de caricature de la pensée de Kuhn. Mais quand bien même l’interprétation serait correcte, l’argument ne montrerait pas qu’il n’y a pas de monde réel indépendant de nos représentations ; il ne prouverait pas non plus que la science n’est pas une série de tentatives -selon des degrés de réussite divers- pour fournir une description de cette réalité. Même si l’on accepte l’interprétation la plus naïve des vues de T. Kuhn à propos des révolutions scientifiques, cela n’entraîne pas de telles conséquences ontologiques spectaculaires. Bien au contraire, même la conception la plus pessimiste de l’histoire des sciences est parfaitement consistante avec l’idée qu’il existe un monde réel existant de manière indépendante et que l’objectif de la science est de le décrire. » (fin de citation). Searle relance ainsi la position d’un « réel donné indépendant » bien qu’évolutif, et notamment sous l’influence des courants de pensées et autres paradigmes. Mais cela ne change rien au fait qu’il y a bien des réserves à émettre, comme décrit en (II-3-6-b) à propos des processus de modélisation et de découpe dans le réel de l’objet à étudier, sur :
a) le fait que le chercheur appartient au monde qu’il étudie,
b) qu’il a en tête des aprioris culturels, psychologiques, etc. dont il peut ne même pas avoir conscience,
c) qu’il va le plus souvent se retrouver en interaction avec son sujet/objet d’étude, sans même avoir besoin d’évoquer les échelles quantiques,
d) qu’il a dû opérer –plus ou moins consciemment- une découpe arbitraire dans le réel du sujet/objet qu’il a décidé d’étudier,
e) que ce sujet/objet se retrouve dans un environnement (le reste du réel après la découpe) qui comme souligné par J.R. Searle évolue, y compris sous l’effet des paradigmes scientifiques (ou culturel, religieux,…), est mal connu, et qui inclus… le chercheur lui-même,
f) et qu'il est soumis à une Rationalité limitée, voir H.A. Simon (II-5-5-e).
Toutes ces réserves sont ignorée ou minorées à la fois par le Rationalisme et l’Empirisme, par leur approche commune simplificatrice propre à l’école plato-cartésienne.

Par ailleurs il est intéressant de noter que G. Bachelard souligne une autre opposition, celle existante cette fois-ci entre rationalisme et réalisme. Ainsi il alerte sur le danger du réalisme qui est trop proche des vues intuitives et de l’évidence (à laquelle Descartes attache tant d’importance). Le réalisme, c’est l’état premier d’une science archaïque, primitive et balbutiante. Il est en cela en fait un obstacle épistémologique que doit surmonter les scientifiques : « Même dans une pratique engagée entièrement derrière une théorie, il se manifeste des retours vers des conduites réalistes. Ces conduites réalistes se réinstallent parce que le théoricien rationaliste a besoin d’être compris de simples expérimentateurs, parce qu’il veut parler plus vite […], parce que, dans le commun de la vie, il est effectivement réaliste. De sorte que les valeurs rationnelles sont tardives, éphémères, rares […]. Dans le règne de l’esprit aussi, la mauvaise monnaie chasse la bonne, le réalisme chasse le rationalisme. » [BACHELARD G., La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940, p. 27]. 

Apport de la Systémique : la Systémique, après avoir opéré les choix et les découpages conscients et réfléchis décrits pour le débat réalisme contre nominalisme, va élaborer des modèles (alias théories), selon les différents types de modèles décrits plus hauts. Ces types de modèles permettent de sortir du débat dans la mesure où ces types étant répertoriés par la Systémique, il s’agit d’attaquer le système à étudier sous plusieurs angles, via plusieurs tentatives de modélisations, sans jamais perdre de vue que « la carte n’est pas le territoire » (Korzybsky). Les théories scientifiques ne sont jamais que des modèles de systèmes découpés sur un niveau choisi de la réalité. Ils emportent donc avec eux des « à priori » et des présupposés (voir plus haut). Enfin, les expériences devant réfuter une théorie -et non la vérifier comme l’explique Karl Popper- ne sont pas toujours ni simples, ni aisées, ni fiables, ni répétables (la flèche du temps), ni même possibles. Le recours prudent comme le recommande la Systémique à des approches transversales, essayant de tenir comptes des niveaux englobés et englobant, et de l’environnement du système découpé à l’étude sera le bien venu. La Systémique opérera par approches multiples, selon différents points de vues, différentes découpes. Elle essaiera de d’identifier les systèmes connexes au sujet/objet (système) découpé puis prendre en compte les interactions, les liens entre ceux-ci et avec le sujet/objet étudié. Enfin, elle tiendra compte de la flèche du temps. On utilise alors les apports intéressants des deux approches Réalistes et Empiristes en se dégageant des débats idéologiques des deux camps.

SUITE du Blog : V-4) Essentialisme versus Substantialisme

Benjamin de Mesnard

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